CONSULTER L'AVIS DES PAYS

par  PHI-VÂN NGUYEN

traduction libre par  SIMON BOILY

janvier 2020


La situation était critique. D’ailleurs, l’opinion publique se montrait de plus en plus favorable à une protection des réfugiés. Pourtant, le Secrétaire Général ne savait pas quelle action prendre. Il avait besoin d’une confirmation importante avant de pouvoir organiser une conférence. Plusieurs pays, y compris des états nouveaux à la crise, devaient offrir de nouvelles places d’accueils. Pour quelles raisons les états acceptèrent de s’engager dans la protection des réfugiés ? La rencontre de soixante-cinq états en juillet 1979 n’était pas le résultat d’une pure coïncidence. Le Royaume-Uni et les États-Unis lancèrent une campagne d’information ayant pour objectif d’amener de nouveaux états à se joindre à une solution multilatérale.

Évaluation de l’intérêt des états

Le Secrétaire Général n’organiserait pas une conférence sans avoir effectué un travail diplomatique préparatoire. Il envoya un télégramme à plusieurs pays pour savoir s’ils pensaient que les Nations Unies devraient organiser une conférence. “Si une conférence est organisée, sur quel problème devrait-elle se concentrer ? (A) devrait-elle se concentrer essentiellement sur les aspects humanitaires du problème afin de trouver des mesures pour aider les réfugiés ? (B) devrait-elle aborder aussi les aspects politiques du problème ?”1 Le Secrétaire Général ne pouvait se permettre un échec. Il devait donc s’assurer que les états se trouvaient sur la même longueur d’onde, avant d’établir les objectifs et l’agenda de la conférence.

Malgré la précision du questionnaire, plusieurs états évitèrent d’y répondre point par point. Certains supportèrent l’initiative. D’autres, répondirent avec beaucoup de détails et promulguèrent l’idée que la conférence pourrait discuter des deux problèmes tout en mettant l’emphase sur la crise humanitaire.2 Chacun, cependant, avait un intérêt spécifique à participer.

Réaction des partis principaux

Le Vietnam n’était pas certain de vouloir se présenter. D’un côté, il s’opposait à l’idée répandue selon laquelle il était le seul responsable de la crise. Le problème central pour Hanoï était double. Premièrement, quelqu’un devait intervenir dans le génocide des Khmers rouges et de la crise humanitaire au Cambodge. Deuxièmement, la complicité des états occidentaux et de la Chine qui protégeaient le siège des Khmers rouges aux Nations Unies devait prendre fin. D’un autre côté, Hanoï ne pouvait se permettre de perdre le soutien moral et financier de l’ONU. Une meilleure protection des réfugiés avait aussi pour mérite mettre la crise humanitaire au Cambodge sur le devant de la scène internationale.

Plusieurs pays encouragèrent pleinement cette initiative. Les états de l’Asie du Sud-Est et l’Australie firent depuis longtemps de nombreux appels pour trouver de nouvelles places d’accueils, fournies par d’autres états afin d’alléger le “fardeau injuste” qu’ils assumaient dans cette crise. Les États-Unis, qui se servaient du problème des réfugiés comme une condition pour la normalisation des relations entre Hanoï et Washington, appuyèrent fortement le projet de conférence. Désormais, le Royaume-Uni, alarmé par l’Australie et par des nouveaux arrivés à Hong Kong, demandait une rencontre de toute urgence. Lorsque le Secrétaire Général vint à Londres, Thatcher maintint que la conférence devait aussi traiter des problèmes politiques.3 D’après elle, il n’y avait rien à espérer de la part de l’Union soviétique qui était pourtant la seule à pouvoir influencer le Vietnam. Le seul pays qui prenait des initiatives était les États-Unis, mais il se faisait critiquer injustement. Les Nations Unies devaient donc passer à l’action.

La Chine prêta également main-forte à l’initiative d’organiser une conférence. Elle mena une campagne de dénigrement contre le Vietnam en juin et en juillet 1979. Leurs communiqués de presse stipulaient que les autorités vietnamiennes “Créaient et exportaient des réfugiés.”4 Pékin maintint sa position lors de rencontres avec des représentants étrangers, tel que le Sri Lanka le 2 juillet.5 Pratiquement toutes ses déclarations publiques portaient sur le même problème. Le Vietnam constituait une menace pour la paix et la stabilité de l’Asie puisqu’il mettait en œuvre une politique “d’expansionnisme soviétique” de Moscou.

Ces pays ne pouvaient pas fournir assez de places d’accueils à eux seuls. Ils devaient encourager la participation d’autres pays. Ils tentèrent de le faire lors de rencontres internationales. La réunion de 1979 du Conseil Économique et Social fut une occasion excellente pour démontrer une opposition commune au Vietnam. Le Royaume-Uni s’inquiétait que la crise en Indochine constituait une menace majeure au développement pacifique de l’économie mondiale. La Chine fit de même quelques jours plus tard. “Alors que l’organisation d’une conférence internationale est essentielle afin de discuter les modalités de l’accueil des réfugiés, il est nécessaire d’éradiquer la cause première de cette crise en arrêtant l’exportation massive de réfugiés des autorités vietnamiennes.”6

Pékin changea un aspect clé de ses accusations, car les personnes déplacées étaient désormais des réfugiés. Elles n’étaient donc plus des ressortissants chinois. Pour qu’elles pussent être des victimes que la communauté internationale vinsse sauver, elles devaient être des réfugiées. Pékin effectua donc des changements à la fois sémantiques et stratégiques. La Chine assista aux rencontres du comité exécutif du HCR, ce qu’elle n’avait pas fait depuis son adhésion en 1971. Pour confirmer cette nouvelle lecture de la situation, la Chine fournit des cartes d’identité aux personnes qu’elle accueillit. Elles étaient des guigo nammin, cela voulait dire “réfugiés retournant en Chine.”7 La protection des réfugiés devenait la meilleure manière pour la Chine de punir le Vietnam.

Générer une mobilisation

Le dialogue bilatéral permettait aussi de mobiliser plus états dans la protection des réfugiés. Le Royaume-Uni fut le plus énergique à cet égard. Lorsque le cabinet Thatcher constata l’urgence de la situation, le Secrétaire des affaires étrangères, Lord Carrington, proposa de lancer une campagne publique.8 Londres entama le contact avec ses alliés en Amérique latine et aux Moyen-Orient.9 Plusieurs trouvèrent un intérêt à la protection des réfugiés. Ils honorèrent la requête de leur allié et démontrèrent de la même manière, leurs respects des droits humains. Les pays de l’Amérique latine, tels que l’Argentine ou le Chili, pouvaient ainsi détourner l’attention de la persécution de leurs citoyens vers ces gestes humanitaires.10 Israël répondit aussi promptement. En 1977, un vaisseau israélien porta secours à des réfugiés en haute mer. D’après eux, c’était un geste “naturel” venant d’un état qui fut créé par des réfugiés. Israël n’avoua jamais, cependant, que ces sauvetages pourraient détourner les critiques des 300 000 réfugiés qu’avait généré la guerre des Six Jours.11

Les États-Unis participèrent également à cette initiative. Washington promit même qu’il encouragerait les pays de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) et ceux du traité de sécurité de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et des États-Unis (ANZUS) lors de visites officielles en juin.12 Le Président et le secrétaire d’État profiteraient de leur prochain voyage en Asie. Cette tournée “offr[it] une excellente opportunité de cultiver et de coordonner le soutien pour notre cause.”13

Washington considéra d’autres méthodes pour exercer une pression sur le Vietnam. La Maison-Blanche savait que l’argent était crucial pour le Vietnam. Un mémorandum nota que le Vietnam reçut 150$ millions de dollars en aide humanitaire multilatérale et 130$ millions en aide humanitaire bilatérale, principalement du Japon et des pays européens. “L’impact de telles sanctions économiques serait renforcé s’il était suivi d’une condamnation internationale, notamment des dénonciations de certains gouvernements asiatiques et des pays nordiques contre le traitement inhumain des Vietnamiens.”14 L’Union soviétique pourrait compenser toute perte financière, d’après Washington. “Une pression internationale aurait le meilleur effet si elle déclaire que les Soviétiques doivent partager la responsabilité et l’opprobre avec le Vietnam”15 Les enjeux étaient donc élevés, car un coup psychologique compterait autant que des sanctions économiques d’après la stratégie américaine.

La rencontre des pays du G7 à Tokyo en juin 1979 fut l’endroit parfait pour générer “une plus grande mobilisation.16 Jimmy Carter et Margaret Thatcher y encouragèrent la participation de tous les états. À la fin de la rencontre, les pays déclarèrent leur soutien à l’organisation d’une conférence. Ils s’engagèrent aussi à participer à toute action internationale en fonction de la crise.17 Malgré le désir anglais d’obtenir une conférence, Thatcher prit des précautions afin d’éviter l’accueil de réfugiés. Elle persuada les autres états de changer la déclaration afin que les pays du G7 ne soient pas les seuls responsables de la protection des réfugiés. À la place, on utiliserait le terme “action internationale” pour insister sur le fait que toute la communauté internationale devait prendre des mesures adéquates.18 [/efn_note] Cela convainquit les pays de l’ANASE, qui se rencontraient à Bali le même jour. Ils annoncèrent leur participation à une telle conférence.19

Il serait trompeur de croire que tous les participants à la conférence furent des alliés passifs de Washington, de Londres ou de Pékin. En effet, plusieurs états exprimèrent leur désir de participer pour des raisons humanitaires. Certains pays européens par exemple, annoncèrent que leur priorité se portait sur la crise humanitaire. Mais cela ne signifiait que la conférence ne pouvait pas servir d’autres intérêts. La Communauté Économique Européenne (CEE) cherchait activement un partenariat commercial avec les pays de l’ANASE. Après la fin des Trente glorieuses, la création d’un partenariat stratégique avec les pays de l’Asie du Sud-Est, dont certains deviendraient des “dragons” ou des “tigres,” constituait une bonne stratégie pour le futur. Un partenariat n’était pas encore établi lorsque la conférence eut lieu. Une première rencontre avait eu lieu à Bruxelles en novembre 1978 où les négociateurs s’étaient promis de se rencontrer pour une deuxième rencontre.20 Les pays de la CEE composaient le troisième partenaire commercial le plus important des pays de l’ANASE après les États-Unis et le Japon, composant au total 14,5% de leurs échanges internationaux.21 Dans ce contexte, même les états principalement motivés par la crise humanitaire n’avaient aucun intérêt à contredire les revendications des pays de l’Asie du Sud-Est qui déclaraient être victimes de la crise. Les États-Unis savaient que les états européens avaient un intérêt économique en jeu. En juillet 1979, le Secrétaire d’État des États-Unis, Cyrus Vance, se disait optimiste par rapport aux états européens. Initialement, ils ne voulaient pas suspendre leur aide bilatérale au Vietnam. Mais, le Ministre des affaires étrangères irlandais, qui voyageait à Bali pour la rencontre des pays de l’ANASE en juin 1979, déclara que la CEE “allait à nouveau jeter un œil sur la question.”22 Petit à petit, le contexte devenait de plus en plus favorable à l’organisation d’une conférence internationale.


References

  1. UNHCR/F11/2/39_391_46_GEN_a. Letter from V. Dayal Executive Assistant to the High Commissioner to Poul Harting High Commissioner to Refugees, 15 June 1979. Voir l’original dans les documents clés, https://boatpeoplehistory.com/archives-3/kd/polling-countries/
  2. Voir la réponse du Japon, https://boatpeoplehistory.com/archives-3/kd/japan-answer/, de la Chine, https://boatpeoplehistory.com/archives-3/kd/china-answer/ ou du Vietnam https://boatpeoplehistory.com/archives-3/kd/vietnam-answer/.
  3. UN/Kurt Waldheim Files/ S-0990/ 0005/07. Note on a meeting with Prime Minister Thatcher, 12 July 1979.
  4. UNHCR/F11/2/39_391_46_CHI. Bulletin d’information de la mission permanente de la République populaire de Chine, 21 juin 1979.
  5. UNHCR/F11/2/39_391_46_CHI. People’s Republic of China, Mission to the United Nations, Press Release n. 106, 2 July 1979, Premier Hua Guofeng Speaks on Refugee Problem During His Meeting with Sri Lanka Foreign Minister. V
  6. UNHCR/F11/2/39_391_46_CHI. Statement by the Chinese Delegation, Delivered by the Chargé d’Affaire a.i. Yi Suzhi to the Second Regular Session, 1979, of the Economic and Social Council, 10 July 1979 (...) The question of Indochinese refugees has been created entirely by the Vietnamese authorities as a result of their pursuance of policies for expansion and aggression, ethnic discrimination and refugee exportation, for which they must bear full responsibilities.
  7. Song, Lili. “The Door Behind the Bamboo Curtain – Chinese Law and Policy on Refugee Status,” diss., Victoria University of Wellington, 2014. Pour des détails sur le statut légal de ses personnes, voir Chiu, Hungdah. “Current Developments: China’s Legal Position on Protecting Chinese Residents in Vietnam.” American Journal of International Law 74, no. 3 (1980): 685–93. Sur leur accueil en Chine, Zhu Rong. “China and the Indochinese Refugees,” edited by Supang Chantavanich, and E. Bruce Reynolds. Bangkok: Institutie of Asian Studies, 1988, pp. 80–102.
  8. Margaret Thatcher Foundation/PREM19/129 f250. “Vietnam: No.10 Record of Conversation (Mt-Ministers) [Vietnamese Refugees], 29 May 1979.” Carrington fut aussi celui qui proposa d’inviter la presse à visiter les camps de réfugiés à Hong Kong en sa compagnie, juste après la rencontre du G7 à Tokyo, Margaret Thatcher Foundation/PREM19/789 f257. “Hong Kong: No.10 Record of Conversation (“Vietnamese Refugees”), 14 June 1979.”
  9. Margaret Thatcher Foundation/PREM19/130 f62. “Vietnam: Mt Letter Prime Minister Begin of Israel (Vietnamese Refugees), 6 July 1979” or Margaret Thatcher Foundation/PREM19/130 f60. “Vietnam: Premier Price of Belize Letter to Mt, 6 July 1979.”
  10. Voir le travail de Sam Vong.
  11. À propos de ces réfugiés, Peteet, J. (2005). Landscape of Hope and Despair, Palestinian Refugee Camps. Philadephia: University of Pennsylvania Press. Au sujet des réfugiés vietnamiens accueillis par Israël, Gandhi Espiritu, Evyn Le. Archipelago of Resettlement: Vietnamese Refugee Settlers in Guam and Israel-Palestine. à venir.
  12. Margaret Thatcher Foundation/PREM19/27. “G7: Tokyo Summit (Hunt Minute on Summit Dinner) [Japanese Want to Discuss Vietnamese Boat People], 18 June 1979.” Margaret Thatcher Foundation/PREM19/27 (T26A/79T). “G7: Mt Letter to President Carter (Salt II, CTB, Middle East, G7, Vietnam), 18 June 1979.” Carter agreed to discuss this issue during his visit of ASEAN and ANZUS countries before his arrival in Tokyo for the G7 summit, Margaret Thatcher Foundation/NLC-10R-21-4-1-3. “Vietnam: State Department Memo for Brezinski (“vice President Mondale’s Meeting on Indochinese Refugees, June 18 At 1:30 P.m.”) [Mt Proposes International Conference on Vietnam and Refugees].”
  13. FRUS 1977–1980 Volume XXII Southeast Asia and the Pacific. “Memorandum From the Us Coordinator for Refugee Affairs (Clark) to Vice President Mondale, 18 June 1979.” 611–13.
  14. Ibid.
  15. Ibid.
  16. FRUS 1977–1980 Volume XXII Southeast Asia and the Pacific. “Memorandum From the US Coordinator for Refugee Affairs (Clark) to President Carter, 20 June 1979.” 474–79.
  17. Voir la déclaration, voir les documents clés ici https://boatpeoplehistory.com/archives-3/kd/g7-statement/.
  18. Margaret Thatcher Foundation/PREM19/28. “G7: Tokyo Summit (Session 2), 28 June 1979.”
  19. Voir le document ici https://boatpeoplehistory.com/archives-3/kd/asean-12thsummit/
  20. Finalement, cette deuxième rencontre se déroula à Kuala Lumpur en mars 1980, UN/Kurt Waldheim Files/ S-0913/0019/07. ASEAN – EEC Foreign Ministers’ Meeting, 7–8 March 1980, Kuala Lumpur, Malaysia.
  21. Ibid. P. 2
  22. FRUS 1977–1980 Volume XXII Southeast Asia and the Pacific. “Telegram From the Embassy in Australia to the Department of State, 9 July 1979.” 866–73.