DIX ANS DE PROTECTION DES RÉFUGIÉS

par  PHI-VÂN NGUYEN

traduction libre par  SIMON BOILY

décembre 2019


La conférence de juillet 1979 parvint à trouver une solution à la crise humanitaire. Elle coordonna le transit temporaire à travers des camps en Asie du Sud-Est et des places d’accueils permanents dans des pays tiers. Ceci produisit une protection quasi automatique des réfugiés de l’Asie du Sud-Est pendant presque l’entièreté d’une décennie. Pourquoi ce compromis dura-t-il si longtemps ? Le maintien de cette solution s’explique principalement par les tensions de la guerre froide. La protection des réfugiés se poursuivit tant que les troupes vietnamiennes demeurèrent au Cambodge.

Un système d’asile temporaire et permanent

L’on parvint à un consensus sur plusieurs sujets importants. Les pays d’accueils augmentèrent leurs quotas d’accueil et leurs contributions au HCR. Les gouvernements demandèrent à leurs agents d’immigration d’abaisser leurs critères d’admission. Ils devraient faire preuve de flexibilité en sélectionnant des candidats.1 Les pays de l’Asie du Sud-Est décidèrent à leur tour, d’accepter le passage des réfugiés dans des centres de traitement spéciaux. Ils avaient reçu la promesse qu’aucun cas résiduel ne resterait sur leur territoire. Des organismes caritatifs internationaux collaborèrent avec des agences spécialisées de l’ONU pour fournir de l’aide d’urgence. En définitive, ces mesures créèrent un système de protection presque automatique. Toute personne arrivant à un de ces centres était désignée de facto comme réfugié.2 Hanoï était responsable de la réduction du nombre de départs.3 Il n’y avait pas eu un système de protection de réfugiés de si grande échelle et nécessitant une coordination aussi complexe depuis la Deuxième Guerre mondiale.4 Cependant, ce compromis généra une interprétation particulière de la crise. Elle sous-entendait que le Vietnam était une menace pour toute la région, que toute personne quittant la péninsule était une victime de persécution et qu’elle méritait, par conséquent, d’être protégée.

La guerre au Cambodge

Une réponse coordonnée à la crise des réfugiés n’offrait pas, cependant, de solution à tous les maux de la région. Les combats entre l’armée populaire du Vietnam et les Khmers rouges s’approchèrent de la frontière thaïlandaise. Les Khmers rouges y établirent leur maquis. Ils utilisèrent l’aide humanitaire fournie aux camps de réfugiés pour garantir leur survie. Les gouvernements thaïlandais et chinois les appuyèrent en s’arrangeant pour que les ressources puissent passer au travers du territoire thaïlandais.5 L’aide internationale devait également se fier qu’à l’armée thaïlandaise pour distribuer l’aide humanitaire. Inéluctablement, certaines de ces ressources tombèrent aux mains des Khmers rouges dans le maquis thaïlandais.6 Les réfugiés furent donc coincés entre deux dangers : les Khmers rouges les intimidèrent d’un côté et les forces vietnamiennes dévalisèrent leurs camps de l’autre.7 Plusieurs camps devinrent des communautés de réfugiés-guerriers.8 Courtland Robinson souligna d’ailleurs l’ironie : “Le programme humanitaire à la frontière servit à la fois à provoquer un conflit et à soulager ses victimes.”9

Maintenir la pression

Les agents du HCR continuèrent à sélectionner la population et à coordonner le départ des réfugiés. Vers le milieu des années 1980, des doutes émergèrent au sujet de la raison d’être de ce système. Les personnes qui arrivaient dans les camps ne semblaient pas toutes être des victimes de persécution.10 Pierre Jambor, le chef du bureau du HCR à Bangkok, fit part de ses inquiétudes. La présence du HCR encourageait-elle plus de départs ? En privé, les agents du HCR se demandèrent s’ils étaient devenus des agents de voyage. D’autres, ne comprenaient pas pourquoi les gens quittant l’Indochine méritaient un passage automatique, alors que les Africains et les Latino-Américains devaient prouver qu’ils craignaient, avec raison, d’être victime de persécution.11 En dépit de cela, ce système persista jusqu’à ce que la fin de la guerre froide le rende complètement désuet.

Pendant plus d’une décennie, les états utilisèrent la protection des réfugiés pour servir leurs intérêts politiques. Les États-Unis par exemple, prirent une position plus radicale après l’élection de Ronald Reagan en 1981. Sous son administration, Washington avait encore moins de raisons de normaliser ses relations diplomatiques avec Hanoï.12 Les États-Unis défendirent le siège des Khmers rouges aux Nations Unies. Washington finança les Khmers rouges et encouragea la Thaïlande à les laisser passer à la frontière.13 Cette politique continua même lorsque Washington fit face à de l’opposition au Congrès.

 

En 1981, quatre membres de la Chambre des représentants ont visité des camps de réfugiés en Asie du Sud-Est. Leur rapport a exprimé des inquiétudes par rapport à la politique de protection des réfugiés indochinois de Washington. Le groupe mena des entrevues dans les camps de réfugiés. Ils constatèrent que les facteurs de répulsion n’étaient pas les seules raisons qui poussaient les gens qui à quitter leur pays d’origine. Certains facteurs d’attraction, tel que l’amélioration des conditions de vie étaient aussi pris en considération.14 Cette observation amenait à une conclusion inquiétante. Tous “ceux qui quittaient étaient considérés comme “réfugiés.”” Cependant, “Un certain nombre d’entre eux, sans pour autant être capables de juger combien exactement, ne remplissent pas nécessairement les critères du “réfugié” au sens propre du terme, tel que défini dans le protocole de l’ONU de 1967 relatif au statut des réfugiés.”15 D’après le rapport, il était raisonnable de croire que les Vietnamiens et les Hmongs craignaient une persécution. On ne pouvait cependant pas en dire de même pour les Laotiens des plaines et des Cambodgiens fuyant les conditions économiques difficiles du Cambodge. Les deux situations n’étaient pas pareilles.16 Malgré l’avertissement émis par ce rapport, l’administration Reagan ne remit pas en cause son engagement. En fait, elle rendit la protection des réfugiés de l’Asie du Sud-Est encore plus systématique.

En 1980, les autorités thaïlandaises menacèrent de déporter des réfugiés à la frontière. Washington annula la loi de 1980 sur les réfugiés, replaçant ses politiques vers des standards qui prévalaient avant 1980. Les réfugiés étaient des personnes qui fuyaient des pays communistes ou le Moyen-Orient. Des motivations politiques ont inspiré ce changement. D’après le secrétaire d’État, Alexander Haig, “L’issu dépend de la nature des régimes en Indochine… Ces régimes sont par politique et par pratique, totalitaires et révolutionnaires.”17 Cela explique pourquoi les États-Unis ne pouvaient rester inactifs. Ces personnes étaient des victimes de persécution et non des migrants attirés par des incitatifs économiques.

Le maintien d’une protection des réfugiés pour servir des intérêts politiques introduisit des doutes progressifs sur la crédibilité des standards légaux et des politiques d’immigrations. En 1984 encore, l’incursion vietnamienne en territoire Thaïlandais visant des camps de réfugiés soupçonnés d’avoir aidé les Khmers rouges rencontra une réponse forte des États-Unis.18 Washington rehaussa son quota de 1000 par mois afin de convaincre Bangkok, qui menaçait la fermeture de tous ses camps, de ne pas fermer ses camps de réfugiés.19

L’année suivante, la détermination à augmenter ses quotas d’accueils a soulevé des soupçons. Après une visite en camps de réfugiés en Asie du Sud-Est, Jerry M. Tinker rapporta au comité sénatorial américain que “Ce qui avait principalement débuté comme un flux de réfugiés a changé lentement, mais clairement, en un mouvement migratoire, composé de quelques réfugiés, de plusieurs cas de réunification de familles, et d’un grand nombre de migrants économiques.”20 En dépit de cela, Washington poursuivit sa politique de protection des réfugiés. À ce point, il y avait tel un manque de cohésion que certains remarquèrent : “En réalité, il semble que le programme continuera indéfiniment” 21 La protection des réfugiés avait dévié de son objectif initial. Être un réfugié n’avait plus les mêmes connotations. Le fait que les gens quittaient pour des raisons économiques ne faisait pas partie de l’équation. La détermination de Washington à préserver la protection des réfugiés pour des raisons politiques contribua à cette distorsion.

Vers la seconde moitié des années 1980 et en particulier après l’annonce du Vietnam de réformes économiques en 1986, un nombre toujours plus important de personnes commencèrent à remettre en question le système de protection des réfugiés. La Thaïlande, qui avait accueilli le plus grand nombre de réfugiés, avait accueilli des réfugiés de manière temporaire avant leur départ vers des pays tiers, et même tenté la voie de la réimplantation locale.22 En mai 1987 cependant, un symposium international tenu à Bangkok, rassembla des ambassades étrangères, des représentants des organisations internationales et des chercheurs pour imaginer des solutions à la crise alternatives à l’asile ou à la réimplantation, telles que le rapatriement.[/efn_note] Chantavanich, Supang, and E. Bruce Reynolds, eds. Indochinese Refugees: Asylum and Resettlement  Bangkok: Institutie of Asian Studies, 1988.[/efn_note] À Hong Kong une opposition grandissante s’exprimant dans le Conseil législative amena les autorités à déclarer unilatéralement que toute personne arrivant après le 16 juin 1988 devrait passer des entretiens pour obtenir le statut de réfugié.[/efn_note]Lipman, Jana K. In Camps: Vietnamese Refugees, Asylum Seekers, and Repatriates. Berkeley: University of California Press, 2020, chp. 5.[/efn_note] Mais ce ne fut que lorsque le Vietnam tenta de briser son isolement diplomatique et qu’il annonça son retrait du Cambodge, que cette politique se transforma.23 Les Nations Unies s’y immiscèrent encore en mars 1989, quelques mois après l’annonce de Hanoï. Le secrétaire général, General Javier Peréz de Cuéllar, a réuni tous les états, les institutions et les organisations internationales dix ans après l’exploit diplomatique de Kurt Waldheim. Cette fois-ci pourtant, afin de mettre fin au programme de protection des réfugiés. Le Plan Compréhensif d’Action, mis en place une date limite à chacun des camps de réfugiés.24 Toute personne arrivant avant ladite date serait considérée comme un réfugié. Toute personne arrivant après la date cependant devra prouver qu’elle craignait avec raison la persécution. Le HCR créa des lignes directrices pour déterminer le statut avec les mêmes critères. En pratique cependant, les camps de réfugiés devinrent presque inexistants. Les agents de contrôle admettaient le nombre minimum de réfugiés afin de décourager les nouveaux arrivés.25 Toute la population qui restait a été rapatriée, parfois violemment, au Vietnam. Éventuellement, le HCR mit fin à son programme quand le dernier centre de traitement aux Philippines se ferma. Seul un camp, administré par les autorités de Hong Kong, resta en opération jusqu’en 2000. À ce moment, la crise des réfugiés indochinois et son système international de protection des réfugiés étaient terminés.

CE QUI SUIT

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References

  1. Voir par exemple le processus au Canada Molloy, Michael J., Pere Duchinsky, Kurt F. Jensen, and Robert Shalka. Running on Empty, Canada and the Indochinese Refugees, 1975–1980. Montreal: McGill University Press, 2017. Le HCR loua les pays nordiques, qui n’hésitèrent pas à prendre les cas les plus problématiques, comme les personnes handicapées.
  2. J’emprunte cette expression de Loescher, Gil. The UNHCR and World Politics, A Perilous Path. Oxford: Oxford University Press, 2001, 203–210.
  3. Sur les premiers contacts entre le Vietnam et les gouvernements occidentaux pour la création de procédures de sélection pour l’immigration et de réunification de famille, voir Kumin, J. (2008). Orderly Departure from Vietnam: Cold War Anomaly or Humanitarian Innovation? Refugee Survey Quarterly, 27(1), p.111.
  4. Pour plus de détails sur cela, voir UNHCR. The State of the World’s Refugees 2000: Fifty Years of Humanitarian Action. Geneva: UNHCR, 2000, chp. 4; Robinson, Courtland. Terms of Refuge, The Indochinese Exodus and International Response. New York: Zed Books, 1998; Wiesner, Louis A. Victims and Survivors: Displaced Persons and Other War Victims in Viet-Nam, 1954-1975. New York: Greenwood Press, 1988.
  5. Voir Terry, Fiona. Condemned to Repeat? The Paradox of Humanitarian Action. Ithaca: Cornell University Press, 2002, chp. 4, especially 118–119.
  6. Voir, Terry, Fiona, 123. Robinson, Courtland. “Refugee Warriors at the Thai-Cambodia Border.” Refugee Survey Quarterly 19, no. 1 (2000): 28, Shawcross, William. The Quality of Mercy: Cambodia, Holocaust, and Modern Conscience. New York: Simon & Schuster, 1984, 80–94, 340–361, surtout 308–309.
  7. See Terry, Fiona, 126.
  8. Voir Robinson, Courtland, 2000, 23–37 and Zolberg, Aristide, Astri Suhrke, and Sergio Aguayo. Escape from Violence: Conflict and the Refugee Crisis in the Developing World. New York: Oxford University Press, 1989, chp. 6.
  9. Robinson, Courtland, 2000, 26.
  10. Les premiers doutents apparurent lorsque Astri Suhrke produisit un rapport pour le Congrès américain expliquant que les nouveaux arrivants semblaient être "à faible risques" et que le pouvoir d'attraction de "pull factors," tels que le désir d'améliorer ses conditions de vie en rejoignant un autre pays, pourrait amener le flot de population à se maintenir, Suhrke, Astri. Indochinese Refugees: The Impact of First Asylum Countries and Implications for American Policy, A Study Prepared for the Use of the Joint Economic Committee, Congress of the United States. Washington D.C.: U.S. Government Printing Office, 1980. Ces doutes furent également partagés par la suite, en particulier lorsque l'on constata qu'il existait des personnes répondant aux critères d'un réfugié, sans remplir les conditions d'accueil de certains pays, alors que d'autres les remplissaient sans pour autant être des réfugiés, Casella, Alexander. “The Refugees from Vietnam: Rethinking The Issue.” The World Today 45, no. 8,9 (1989): 160–164. Voir aussi Casella, Alexander. “Managing the “Boat People” Crisis: The Comprehensive Plan of Action for Indochinese Refugees.” International Peace Institute, New York DMS, no. 2 (2016).
  11. Jambor, Pierre. “Voluntary Repatriation of the Indochinese Refugees.” Refuge 9, no. 3 (1990): 7–9.
  12. À propos de la détermination de l'administration Reagan de "saigner" le Vietnam au sujet du Cambodge, voir Martini, Edwin A. Invisible Enemies, The American War on Vietnam 1975–2000. Amherst: University of Massachussetts Press, 2007, qui cependant, souligne l'embargo et la question des POW/MIA sans traiter de la protection des réfugiés.  L’analyse la plus importante de la politique extérieure du Vietnam depuis la fin de la guerre se trouve dans un numéro spécial du “Journal of American-East Asian Relations” en 1995 ainsi que dans Laderman, Scott, et Edwin Martini, eds. Four Decades on: Vietnam, the United States, and the Legacies of the Second Indochina War. Durham: Duke University Press, 2013. Pour une analyse des tentatives échouées de normalisations des relations diplomatiques sous Jimmy Carter, voir Menétrey-Monchau, Cécile. “The Changing Post-War US Strategy in Indochina,” In The Third Indochina War, Conflict Between China, Vietnam, and Cambodia, 1972–1979, edited by Odd Arne Westad, et Sophie Quinn-Judge, 65–86. London: Routledge, 2006; Jespersen, Christopher T. “The Politics and Culture of Nonrecognition: The Carter Administration and Vietnam.” The Journal of American-East Relations, 4, no. 4 (1995): 397–412.
  13. Haas, Michael. Genocide By Proxy: Cambodian Pawn on a Superpower Chessboard. New York: Praeger, 1990; Haas, Michael. Cambodia, Pol Pot, and the United States: The Faustian Pact. New York: Praeger, 1991; Kiernan, Ben, ed. Genocide and Democracy in Cambodia: The Khmer Rouge, the United Nations and the International Community. New Haven: Yale University Press, 1993. On the US policy towards ending the war in Cambodia, see Solomon, Richard H. Exiting Indochina: U.S. Leadership of the Cambodia Settlement & Normalization of Relations with Vietnam. Washington D.C.: United States Institute of Peace Press, 2000.
  14. Marsall Green, Greene, J. F., Hauser, R. E., & Wheeler, R. W. (1982). The Indochinese Refugee Situation, Report to the Secretary of State by the Special Refugee Advisory Panel, August 12, 1981, Appendix to Refugee Problems in Southeast Asia: 1981, A Staff Report Prepared for the Use of the Subcommittee on Immigration and Refugee Policy. Washington D.C.: U.S. Government Printing Office, p. 46.
  15. Ibid. P. 52
  16. Ibid. P. 53
  17. Gwertzman, B. (1981). Policy that Limits Indochina Refugees Is Reversed by U.S. The New York Times. 31 mai.
  18. (1984). Vietnam Attacks Condemned by U.S. The New York Times. 18 April. Voir aussi l’article de Sophie Sickert sur ce site web https://boatpeoplehistory.com/rp/media-repr/nyt/
  19. (1984). U.S. Agrees to Accept More Vietnam Refugees. The New York Times. 27 juin.
  20. United States Ninety-Ninth Congress. (1985). U.S. Refugee Program in Southeast Asia: 1985, Appendix: Refugee and Migration Problems in Southeast Asia: 1984, p. 26.
  21. Gwertzman, B. (1985). The Debt to the Indochinese Is Becoming a Fiscal Drain. The New York Times. 3 mars.
  22. Thomson, Suteera. “Refugees inThailand: Relief, Development, and Integration,” In Southeast Asian Exodus: From Tradition to Resettlement, edited by Elliot L. Tepper, 69–80. Ottawa: Canadian Asian Studies Association, 1980.
  23. Radchenko, Sergey. Unwanted Visionaries: The Soviet Failure in Asia at the End of the Cold War. Oxford: Oxford University Press, 2014, pp. 139 et suivantes.
  24. Robinson, Courtland. “The Comprehensive Plan of Action for Indochinese Refugees, 1989–1997: Sharing the Burden and Passing the Buck.” Journal of Refugee Studies 17, no. 3 (2004): 319–33.
  25. Voir les articles et documents inclus dans le numéro spécial de International Refugee Law 5(4), 1993.