URGENCE EN THAÏLANDE

par PHI-VÂN NGUYEN

traduction libre par  SIMON BOILY

janvier 2020


La crise humanitaire et les crises politiques ne firent que peu de progrès. Le Royaume-Uni, était confronté à une catastrophe imminente à Hong Kong, et fit tout son possible pour trouver une solution. Une conférence devrait attribuer la responsabilité de la crise au Vietnam et faire contribuer de nouveaux pays aux efforts humanitaires. Cependant, le Secrétaire Général et le HCR n’étaient pas certains que cette solution pourrait fonctionner. Qu’est-ce qui les amena à changer leur point de vue ?

Les états avoisinants ne se contentèrent pas de repousser les réfugiés. Ils commencèrent à déporter les réfugiés qu’ils avaient acceptés auparavant. En outre, la Thaïlande était confrontée à deux problèmes majeurs : plus de 150 000 réfugiés étaient venus s’y réfugier et les services de renseignements thaïlandais craignaient que des soldats vietnamiens ne traversent la frontière. Au moins, l’opinion publique s’était progressivement préoccupée de la crise des réfugiés. L’attention que les médias portèrent aux “cas de mer,” néanmoins, ne soulevait que certains aspects de la crise.

Expulsions de la Thaïlande

En printemps 1979, les déclarations provocatrices de la Malaisie firent un tollé. Personne ne pouvait tolérer que les garde-côtes puissent ouvrir le feu sur des réfugiés. Que le pays se permît d’expulser des réfugiés était tout aussi inacceptable. Le public n’avait pas remarqué cependant que la déportation de réfugiés se produisait déjà en Thaïlande. C’était le pays avec le plus de réfugiés. De plus, la Troisième Guerre d’Indochine allait bientôt traverser ses frontières et trouver ses provinces orientales. La Thaïlande faisait face à une situation grave.

Bangkok fit part de ses problèmes à Washington immédiatement.1 La Thaïlande avait déjà plus de 150 000 réfugiés en octobre 1978. Il y en avait désormais plus de 200 000 à cause de l’invasion vietnamienne du Cambodge. Hanoï déclarait d’ailleurs que Bangkok n’était pas resté neutre. En conséquence, les troupes vietnamiennes pouvaient lancer des incursions limitées en territoire thaïlandais pour harceler les Khmers rouges. Cela risquait de déclencher un conflit armé qui mettrait toute la région en danger. Les États-Unis avaient donc encore plus de raisons de trouver une solution à la crise.

Entre temps, la Thaïlande ne pouvait plus attendre. L’armée commença à déporter la population jusqu’à la frontière. Kurt Waldheim détacha sur place un représentant spécial pour la question des réfugiés accueillis à Bangkok et ce dernier, l’informa de ce changement. Waldheim envoya tout de suite un télégramme au Général Kriangsak. Plusieurs sources démontraient que l’armée thaïlandaise transportait les Khmers récemment arrivés jusqu’à la frontière “qu’ils le veuillent ou non”2 Quatre jours plus tard, le premier ministre thaïlandais répondit au Secrétaire Général.3 La situation était désespérée pour lui aussi. Depuis “l’invasion du Cambodge par une puissance étrangère,” il y avait eu entre 80 000 à 100 000 personnes qui avaient traversé la frontière. Ce chiffre s’ajoutait aux 200 000 qui se trouvaient déjà en Thaïlande, ce qui rendait la situation insupportable.4 Cette nouvelle vague de réfugiés posa une menace à la stabilité et à la sécurité du pays pour deux raisons. La population des réfugiés surpasserait bientôt la population locale. “Les personnes ayant des loyautés ou des identités qui ne sont pas claires ou suspectes” pourraient causer une certaine instabilité dans le pays.5 De plus, le gouvernement avait besoin de répondre aux critiques de son parlement et de l’opinion publique.6 Donc, le 8 juin, 32 000 “immigrants illégaux du Kampuchéa, d’origine majoritairement kampuchéenne ou chinoise” furent déportés.7 Bangkok ne considérait pas que ces personnes étaient des réfugiés. En effet, la Thaïlande considérait qu’ils étaient des immigrants illégaux.8

Personnes déportées à la frontière cambodgienne
25000

« Immigrants illégaux du Kampuchéa, d’origines majoritairement kampuchéennes ou chinoises » d’après le premier ministre général Kriangsiak, furent déportées le 8 juin 1979

Les tentatives de Kurt Waldheim d’arrêter les expulsions

En répondant, Kurt Waldheim exprima ses inquiétudes. “Je ne peux pas vous cacher mon profond désarroi par rapport aux actions que vos autorités ont choisi d’entreprendre.”9 Il essaya d’éviter de nouvelles déportations. 40 000 personnes de plus furent déportées le 28 juin. Mais, des incitatifs additionnels pourraient peut-être, permettre à Bangkok de reconsidérer sa décision. Premièrement, les Nations Unies pourraient envoyer 500 000$ à la Thaïlande. Ce don couvrirait les coûts de l’aide humanitaire. Deuxièmement, le Programme Alimentaire Mondial était prêt à acheter des stocks thaïlandais s’ils étaient disponibles. Finalement, il n’y avait aucune autre condition rattachée à l’offre.10

La réponse du premier ministre thaïlandais n’arriva jamais. Bangkok déclara plutôt qu’il supporterait l’appel du Royaume-Uni et qu’il serait présent à une conférence internationale.11 La Thaïlande n’accepterait cependant pas l’offre de Waldheim. Même un programme d’aide très généreux ne changerait pas la position thaïlandaise. Seule une conférence internationale pourrait mener vers un accord global. Dans le cas de la Thaïlande, ce ne fut qu’en novembre 1979 que ses autorités déclarèrent l’ouverture des frontières. “[C]’est purement par considération humanitaire et par compassion que la Thaïlande fournira de l’asile temporaire et de l’aide humanitaire à tous les Kampuchéens souffrants qui fuient leur nation, qui est au point de disparaître.”12 Le ton avait donc complètement changé. Bangkok reconnaissait que ces personnes n’étaient pas des immigrants illégaux ou des personnes déplacées. Elles étaient des “Khmers souffrants” en poursuite d’asile puisque leur pays menaçait de s’éteindre.13

Pulau Bidong en vedette

La situation de crise ne pouvait pas se perpétuer. Les États-Unis et le Secrétaire Général en étaient convaincus. Il y avait cependant, un développement positif. L’opinion publique en Occident fut de plus en plus favorable à la protection des réfugiés. Les déclarations explosives de Mahathir placèrent la Malaisie et les “boat people” au centre des préoccupations de tous, si ce n’était pas déjà le cas. La plupart des médias envoyèrent un correspondant dans la région afin de couvrir l’histoire des réfugiés. Cependant, des camps surchargés et une impasse politique ne justifieraient que quelques rubriques. Ce serait une crise humanitaire parmi d’autres. Si les médias se concentrèrent sur l’Asie du Sud-Est – et non pas sur les millions de réfugiés en Afrique la même année – c’est parce que c’était un nouvel événement à couvrir.

Cette fois-ci, les réfugiés étaient en haute mer, à la merci des typhons ou d’attaques de pirates. S’ils parvenaient à la terre ferme, c’était pour s’entasser sur des îles surpeuplées, sans eau potable ou système d’égouts. Les journaux dédièrent des reportages spéciaux sur la situation. Les producteurs de télévision trouvèrent des façons d’innover. Lors de la guerre du Vietnam, les reporters s’embarquaient avec les troupes sur le terrain. Cette fois, les équipes de journalistes pouvaient filmer presque tous les aspects de l’exode. Le secours à la mer, l’attente sur l’île, l’inspection médicale et les entrevues avec les agents d’immigration. Tous pouvaient observer la souffrance des réfugiés depuis leur salon. Le programme de CBS “60 minutes” envoya des reporters à l’île Pulau Bidong. L’équipage ne s’attendait pas à devoir porter secours à des personnes qui se noyaient avant de les porter jusqu’à l’île. 14 La télévision française envoya une équipe sur l’Île de lumière, le bateau qui servit d’hôpital pour les personnes à Pulau Bidong. Le bateau porta secours par la suite à des réfugiés en haute mer.15 La fascination de Pulau Bidong continue aujourd’hui. Un long métrage malaisien récent raconte l’histoire des réfugiés sur l’île, alors que des documentaires suivent le trajet des réfugiés qui retourne à l’île.16

L’attention que les médias portèrent sur les réfugiés en haute mer déforma la complexité de la tragédie humaine.17 Elle minimisa l’importance des réfugiés sur terre ferme en Asie du Sud-Est. Elle ignora presque entièrement le fait que les tensions politiques et que des guerres à ce moment même, joueraient un rôle significatif dans la crise. Toutefois, cette attention médiatique stimula une prise de conscience. Elle contribua aussi aux campagnes d’information que Londres et Washington avaient lancées pour convaincre plus d’états à accueillir des réfugiés.


CE QUI SUIT


References

  1. FRUS 1977–1980 Volume XXII Southeast Asia and the Pacific. “Letter From Thai Prime Minister Kriangsak to President Carter, 11 June 1979.” 611–13. They sent a similar account to the United Kingdom three days later, Margaret Thatcher Foundation/PREM19/129 f6 (T25A/79T). “Vietnam: Prime Minister General Kriangsak Chomanan of Thailand Letter to Mt, 14 June 1979.”
  2. UN/Kurt Waldheim Files/ S-0907/0009/10 ‘Cable From Kurt Waldheim to Prime Minister of Thailand, General Kriangsak Chamanan, 8 June 1979’.
  3. UN/Kurt Waldheim Files/ S-0907/0009/10 ‘Letter From Prime Minister of Thailand, General Kriangsak Chamanan to Kurt Waldheim, 12 June 1979’.
  4. Ibid. P. 2
  5. Ibid. P. 2
  6. Ibid. P. 6
  7. Ibid. P. 3
  8. Sur cette distinction, voir Chantavanich, Supang, and E. Bruce Reynolds, eds. Indochinese Refugees: Asylum and Resettlement  Bangkok: Institutie of Asian Studies, 1988, p. 5, Sutter, Valerie O’Connor. The Indochinese Refugee Dilemma. Baton Rouge: Louisiana State University Press, 1990, p. 101.
  9. UN/Kurt Waldheim Files/ S-0907/0009/10 ‘Letter From Kurt Waldheim to Prime Minister of Thailand, General Kriangsak Chamanan, 15 June 1979’.
  10. Ibid. p. 2–3.
  11. UN/Kurt Waldheim Files/ S-0907/0009/10 ‘Letter From Prime Minister of Thailand, General Kriangsak Chamanan to Kurt Waldheim, 18 June 1979’.
  12. UN/Kurt Waldheim Files/ S-0907/0009/10 ‘Letter From Prime Minister of Thailand, General Kriangsak Chamanan to Kurt Waldheim, 2 November 1979’.
  13. Dans la même lettre, le Général Kriangsak fit référence à la situation comme “l’holocauste au Cambodge,” Pour une analyse détaillée des politiques thaïlandaises sur les réfugiés indochinois, voir Chantavanich, S., and P. Rabe. “Thailand and the Indochinese Refugees: Fifteen Years of Compromise and Uncertainty.” Southeast Asian Journal of Social Science 18, No. 1 (1990): 66–80.
  14. CBS. “Sixty Minutes: The Island, 24 June 1979.” https://www.cbs.com/shows/60_minutes/video/Prr9V_w0aTH4zBnGCY3eFc_BmyENj5HR/the-island/.
  15. Pour un témoignage rétrospectif du projet, voir Jallot, Nicolas. “L’île de lumière, Quand la France sauve les boat people.” (2017): 65 min. Pour des morceaux télévisés, voir des exemples de ces extraits des nouvelles du soir de TF1 le 18 avril https://www.ina.fr/video/CAB7900780801  le 23 avril 1979 https://www.ina.fr/video/CAB7901308001/bateau-vietnam-video.html. Pour d’autres  documentaires rétrospectifs qui utilisent du court-métrage de productions médiatiques, voir https://www.rts.ch/archives/tv/information/temps-present/6716071-les-refugies-de-la-mer.html.
  16. Voir l’annonce du long métrage ici, https://www.youtube.com/watch?v=LPI4b0oCcfE. Pour les documentaires voir, https://www.rage.com.my/hell-island/#section-end.
  17. Il y eut des exceptions notables, telles que Jim Laurie, qui publia aussi des articles sur la guerre au Cambodge et sur les réfugiés en Thaïlande. Cette compréhension de la situation vient possiblement du fait qu’il avait déjà passé plusieurs années dans la région en tant que reporter avant la crise des réfugiés.