Le reporter d’ABC news, Jim Laurie, alla au Cambodge peu de temps après l’invasion du Vietnam afin de voir ce qu’il restait de la société cambodgienne après trois ans de règne des Khmers rouges.

LE VIETNAM ENVAHIT LE CAMBODGE

par PHI-VÂN NGUYEN

traduction libre par  SIMON BOILY

décembre 2019


La rencontre consultative à Genève amena un progrès significatif. Elle établit la nature multilatérale de la crise des réfugiés. Elle identifia aussi la prochaine action à entreprendre. Cependant, aussitôt qu’une crise s’améliorait, l’autre se détériorait susbstantiellement. Au niveau international le monde communiste était divisé en deux camps. Cette division s’inscrivait en Asie du Sud-Est. Le 25 décembre 1978, le Vietnam envahit le Cambodge, amorçant ainsi la Troisième Guerre d’Indochine. Les deux pays partageaient un passé commun. Leurs partis communistes trouvaient tous deux leurs origines dans le parti communiste indochinois créé en 1931. Quels facteurs amenèrent ces pays à entrer en guerre l’un contre l’autre ? Le Vietnam et le Cambodge ne considéraient pas la révolution avec les mêmes critères. Les Khmers rouges lancèrent des réformes radicales, tandis que le Vietnam comptait profiter de récent succès militaire. Hanoï savait que le chaos causé par les Khmers rouges allait déstabiliser le Vietnam. Il envahit donc le Cambodge pour éliminer cette menace.

La fin de la fraternité communiste indochinoise

La relation entre le Vietnam et le Cambodge a été conflictuelle depuis fort longtemps. L’empire vietnamien annexa des territoires qui appartenaient à un empire khmer en déclin. Les politiques raciales du pouvoir colonial français encouragèrent l’émergence de consciences nationales séparées.1 Cela dit, la confrontation entre le Vietnam et le Cambodge n’était pas inévitable. Elle n’était pas basée sur une hostilité millénaire ni sur une différence culturelle. Ce fut une différence de leadership qui mena ces deux partis communistes vers une confrontation militaire.

Les différences de vision des leaders politiques eurent des conséquences significatives. Pol Pot, aussi connu comme le Frère numéro un dans le parti communiste khmer, faisait partie d’une nouvelle génération de communistes khmers. Il ne combattit pas aux côtés des communistes vietnamiens ou laotiens dans le cadre du parti communiste indochinois. Pol Pot était un citadin et avait étudié à Paris. Ses idoles étaient Lénine et Rosa Luxembourg. Il fut aussi inspiré de l’indépendance de Tito par rapport à l’Union soviétique. Son intérêt se porta sur la révolution rurale et la glorification de l’indépendance nationale.2 En 1965, Pol Pot rencontra Mao Zedong, qui deviendrait un modèle pour lui. Le maoïsme influença fortement son rêve de mener une révolution rurale utopique. Ce dernier inspira les Khmers rouges à faire travailler toute la population paysanne afin de faire un grand bond vers l’industrialisation. Les Khmers rouges vidèrent donc les villes et mirent en place des objectifs de productivité. Cette vision utopique eut des implications par rapport à la relation du régime avec le Vietnam.

Ces différentes sources d’inspirations ne provoquèrent pas un schisme irréparable. Ce fut la réaction communiste au coup de Lon Nol en 1970 qui marqua la rupture. Qui allait riposter aux attaques américaines et sud-vietnamiennes en territoire cambodgien ? Les communistes khmers devaient-ils mener ce combat ou était-ce la responsabilité des Vietnamiens ?3 Le Vietnam croyait que c’était son combat. Les Khmers rouges cependant, n’étaient pas en accord avec cette vision. Communistes ou pas, ils ne voulaient pas subir une autre incursion des troupes vietnamiennes dans leur territoire. Les attaques qu’ils menèrent sur les dépôts de munitions vietnamiens signalèrent la fin de la solidarité communiste indochinoise.

Après leurs prises de pouvoir respectives en avril 1975, les relations entre les deux étaient toujours tendues. Les Vietnamiens savaient que les Khmers rouges mobilisaient leur base contre toutes formes de présence vietnamienne. Lors de sa première année de pouvoir, Angkar déclara ouvertement que le Vietnam était un dragon noir qui crachait du venin. Plus tard, il exhorta chaque Cambodgien à tuer trente Vietnamiens. Cela permettrait à deux millions de Cambodgiens de se débarrasser de 60 millions de Vietnamiens.4

Cette propagande anti-vietnamienne était inquiétante puisqu’elle ne s’arrêtait pas à la frontière cambodgienne. Les Khmers rouges effectuèrent plusieurs incursions dans la partie vietnamienne du delta du Mékong. Des villageois massacrés et des inscriptions mentionnant “C’est notre terre” ne laissaient planer aucun doute. Les Khmers rouges voulaient restaurer l’ancien empire khmer.5 D’après Hanoï, l’agressivité des Khmers rouges constituait une menace à la sécurité du Vietnam. Tôt ou tard, il allait y avoir une confrontation avec son voisin.

Les archives de la presse AP montrent des images du Cambodge après l’invasion vietnamienne.

L’intervention vietnamienne et la découverte du génocide khmer

Lorsque l’armée vietnamienne envahit finalement le Cambodge en décembre 1978, quelques journées de combat garantissaient plus ou moins la victoire du Vietnam. Une fois arrivé à Phnom Penh, la ville était presque vide. Nayan Chanda, la reporter qui demeura dans la péninsule indochinoise après la victoire communiste vietnamienne, donna une description précise de l’arrivée des troupes à Phnom Penh. Contrairement à leur entrée à Saigon en 1975, personne n’allait se rendre. La population avait évacuée les lieux depuis des années. Il ne restait plus que l’odeur du poisson décomposé.6 Les membres du gouvernement des Khmers rouges et les ambassadeurs chinois s’échappèrent au dernier moment. Ils se cachèrent et se rendirent en Thaïlande, d’où ils pouvaient facilement rejoindre la Chine.7 Au début du mois de janvier, le Vietnam installa un nouveau gouvernement, la République populaire du Kampuchéa. Son chef, Hun Sen, était un ancien Khmer rouge qui était passé du côté vietnamien. Les Vietnamiens déclarèrent qu’ils n’avaient pas eu le choix. Ils avaient été contraints de mettre en place un nouveau gouvernement pour porter secours à une population mourante.

Les historiens doutent que seul le désir de mettre fin au génocide ait pu motiver l’invasion du Cambodge. Le parti communiste vietnamien était au courant des atrocités des Khmers rouges bien avant l’invasion en décembre 1978.8 Alors que personne n’était certain de l’ampleur du génocide, plusieurs croyaient que les Khmers rouges avaient eu recours aux exécutions arbitraires. La presse, la Maison-Blanche et certains membres du Congrès soulevèrent souvent ce fait.9 Les réfugiés qui s’étaient rendus en Thaïlande et au Vietnam avaient donné les premiers témoignages des atrocités des Khmers rouges à la presse.10 Même le HCR et le Programme Alimentaire Mondial relevèrent des détails importants lorsqu’ils menèrent des entrevues auprès des réfugiés au début de 1978.11 Malgré cela, le monde occidental et la communauté internationale demeurèrent passifs même après avoir découvert le génocide.12

La raison principale derrière l’intervention vietnamienne était stratégique. Le parti communiste vietnamien avait décidé d’envahir le Cambodge en janvier 1978.13 Le Vietnam avait besoin de stabilité afin de reconstruire un pays ravagé par des décennies de conflits armés. L’anarchie qu’amenait les Khmers rouges était une menace à cette paix si attendue. Puisque la diplomatie n’avait pas fonctionné, une intervention militaire était nécessaire. Il était cependant important d’obtenir deux garanties avant de lancer cette invasion. Une dernière tentative de normalisation des relations avec les États-Unis était opportune. Elle donna l’impression que le refus de Washington avait contribué au rapprochement de Hanoï à l’Union soviétique. Le soutien de Moscou s’avérait quand à lui, absolument nécessaire. Il exercerait une pression extérieure dans le cas où Pékin riposterait à l’offensive vietnamienne.

Une défaite sur le terrain, une nouvelle offensive diplomatique

Les Khmers rouges perdirent la capitale. Mais ils survécurent le long de la frontière thaïlandaise et à la scène internationale pour plusieurs années. Si les Khmers rouges persistèrent si longtemps, c’est grâce au soutien inébranlable de plusieurs alliés cruciaux. La Chine était la plus déterminée à les protéger lors des premiers mois après leur défaite militaire.14 Les États-Unis, avant leur défaite, avaient critiqué les infractions aux droits de la personne qui se déroulaient sous le régime des Khmers rouges.15 Cependant, le besoin de dénoncer l’occupation vietnamienne du Cambodge et l’expansionnisme soviétique était devenu plus important.16 Sous Carter, Washington laissa la Chine aider les Khmers rouges et contribua plus de 12 millions de dollars au Programme Alimentaire Mondial, aide humanitaire qui se rendit jusqu’aux Khmers rouges cachés dans des camps de réfugiés. Reagan mis en place un lien plus direct, en fournissant entre 80 et 86 millions de dollars aux Khmers rouges.17 Après 1986, le Royaume-Uni repris les efforts des États-Unis et fourni de l’argent et de l’entraînement aux insurgents.18

Les chercheurs et les intellectuels de l’Occident contribuèrent aussi à la longévité des Khmers rouges. Certains minimisèrent les actions de ces derniers. D’autres considérèrent que l’obsession occidentale pour les atrocités de ce régime était une nouvelle forme d’impérialisme.19 Les critiques de l’Union soviétique se firent plus pressantes. Les juifs aux États-Unis se mobilisèrent pour leurs coreligionnaires dans l’Union soviétique.20 Les intellectuels de gauche tournèrent leurs dos à Moscou après la découverte des goulags et de répressions internes.21 Les atrocités des Khmers rouges étaient réelles. Pourtant, l’invasion du Vietnam du Cambodge était toute aussi répréhensible aux yeux de la communauté internationale.

La Troisième Guerre d’Indochine fut donc une guerre très particulière. Les Khmers rouges ne pouvaient résister à leur voisin. Mais, malgré leur défaite, le soutien qu’ils reçurent de l’Ouest transforma cette dernière en attaque contre le Vietnam lui-même.


CE QUI SUIT

References

  1. Sur ces politiques en Indochine Française, voir Goscha, Christopher E. Going Indochinese, Contesting Concepts of Space and Place in French Indochina. Copenhagen: Nordic Institute of Asian Studies, 2012.
  2. Kiernan, Ben. How Pol Pot Came to Power: Colonialism, Nationalism, and Communism in Cambodia, 1930–1975. New Haven: Yale University Press, 1985.
  3. À ce propos, voir Goscha, Christopher E. “Vietnam, the Third Indochina War and the Meltdown of Asian Internationalism,” In The Third Indochina War, Conflict Between China, Vietnam, and Cambodia, 1972–1979, edited by Odd Arne Westad, and Sophie Quinn-Judge, 152–86. London: Routledge, 2006.
  4. Voir Kiernan, Ben. The Pol Pot Regime: Race, Power, and Genocide under the Khmer Rouge, 1975–1979. New Haven: Yale University Press, 2008 [1996], p. 393.
  5. Chanda, Nayan. “Vietnam’s Invasion of Cambodia, Revisited.” The Diplomat (2018).
  6. Ibid.
  7. Voir l’étude révolutionnaire de Chanda sur un conflit qui était, à l’époque, presque inconnu, Chanda, Nayan. Brother Enemy: The War After the War. New York: Harcourt Publishing, 1986.
  8. Voir Goscha, cité plus haut. Il semble que la crise économique ainsi que l'isolement diplomatique ait amené les autorités vietnamiennes à décider, dès janvier 1978 qu'une invasion du Cambodge serait nécessaire à la préservation de la révolution au Vietnam Path, Kosal. Vietnam’s Strategic Thinking during the Third Indochina War. Madison: University of Wisconsin Press, 2020, p. 55.
  9. Clymer, Kenton. “Jimmy Carter, Human Rights, and Cambodia.” Diplomatic History 27, no. 2 (2003): 245–78.
  10. Kiernan, Ben. “Le communisme racial des Khmers rouges: Un génocide et son négationnisme: le cas du Cambodge.” Esprit 252, no. 5 (1999): 93–127.
  11. Voir l’article dans le Journal of X studies.
  12. Voir l’article de Kiernan dans Esprit, cité plus haut.
  13. Voir Marangé, Kiernan, cités plus haut.
  14. Voir Goscha, cité plus haut, et le compte-rendu de la rencontre de Kurt Waldheim à Bangkok en May 1979, https://boatpeoplehistory.com/archives-3/kd/kurt-waldheims-visit-to-thailand/
  15. FRUS 1977–1980 Volume XIII China. “Memorandum of Conversation, Beijing, 21 May 1978,” p. 420.
  16. Clymer, Kenton. “Jimmy Carter, Human Rights, and Cambodia.” Diplomatic History 27, no. 2 (2003): 245–78.
  17. Pilger, John. “The Long Secret Alliance: Uncle Sam and Pol Pot.” Covert Action Quarterly 62 (1997): 5–9.
  18. Pilger, John. “How Thatcher Gave Pol Pot a Hand.” The Newstatesman, 17 April 2000.
  19. Beachler, Donald. “How the West Missed the Horrors of Cambodia.” The Daily Beast (2017): Accédé le 17 décembre 2019, https://www.thedailybeast.com/how-the-west-missed-the-horrors-of-cambodia?ref=scroll. Le cas le plus fameux fut Noam Chomsky, Chomsky, Noam, and Edward S. Herman. After The Cataclysm, Postwar Indochina & The Reconstruction of Imperial Ideology, The Political Economy of Human Rights: Volume II. Montreal: Black Rose Books, 1979. Le déni se perpétue jusqu'à aujourd'hui, voir l’article de Kiernan dans Esprit cité plus haut. Pour une analyse du manque d’engagement des intellectuels français avec par rapport à ce problème, comme c’est le cas de Jean Lacouture, Lionel Jospin, Pierre Vidal-Naquet, Jacques Vergès ou Bernard-Henri Lévy, voir Dauzat, Pierre-Emmanuel. “L’aveuglement Des Intellectuels Face Au Génocide Khmer Rouge.” L’Express (2012): visité le 17 décembre 2019, https://www.lexpress.fr/culture/livre/l-aveuglement-des-intellectuels-face-au-genocide-khmer-rouge_1069522.html, and Hourmant, François. Le Désenchantement des clercs, Figures de l’intellectuel dans l’après-Mai 68. Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 1997.
  20. Bon Tempo, Carl. Americans At the Gate, the United States and Refugees During the Cold War. Princeton: Princeton University Press, 2009.
  21. Soljenitsyne, Alexandre. L’archipel Du Goulag, 1918–1956, Essai D’investigation Littéraire. Paris: Seuil, 1974.