L'INCIDENT DU HAI HONG

par PHI-VÂN NGUYEN

traduction libre par  SIMON BOILY

janvier 2020


Tout le monde était au courant de la guerre. Personne ne pouvait ignorer les dommages qu’elle avait causé, les régimes autoritaires qui lui ont succédé ou les meurtres qui ont été commis en son nom.1 Il y avait des millions de personnes déplacées au niveau domestique et des centaines de milliers de réfugiés du Vietnam, du Laos et du Cambodge qui traversaient des frontières à la recherche de protection. Malgré cela, cette crise humanitaire ne faisait pas la une des journaux. C’était une crise humanitaire parmi tant d’autres. À quel moment la crise des réfugiés de l’Asie du Sud-Est commença-t-elle à captiver le monde?

La crise des réfugiés devint un sujet brûlant de l’actualité avec le sort des 2500 passagers du Hai Hong. La couverture médiatique de cet événement était cruciale pour deux raisons. Cette fois-ci, les réfugiés étaient confrontés à une menace inconnue. Ils partaient sur des bateaux surchargés. Ils devaient faire face à des attaques de pirates, à la déshydratation et à la noyade. Mais, le défi le plus important fut que les pays avoisinants refusaient de permettre leur débarquement. Leur exil pouvait donc se poursuivre à jamais.

Le trafic de personnes hors du Vietnam

Le Hai Hong était un bateau acheté par un Singapourien d’origine chinoise. L’homme avait fait fortune au Vietnam lors des années 1970 en créant une compagnie d’exportations de bois appelée “Vitimex.” Il quitta le pays avant la chute de Saigon.2 Avec le Hai Hong, l’homme tenta de recréer le succès d’un autre navire. Quelques semaines auparavant, le “Southern Cross” avait illégalement transporté des milliers de personnes hors du Vietnam. L’équipage paya un pot-de-vin aux autorités locales.[/efn_note]Pour des précisions sur la corruption des autorités locales, voir Doyle, Edward, Terrence Maitland, and Robert Manning. The Vietnam Experience: 1975-85. The aftermath, Volume 15. Boston: Boston Publishing, 1986, p. 37.[/efn_note] Se faisant, l’homme en question avait sauvé sa femme tout en générant un profit de 50 000$ dollars. Le bateau se rendit par la suite en Indonésie et prétendit connaître des problèmes mécaniques. C’est ainsi que les garde-côtes permirent le débarquement des réfugiés.

Le propriétaire du Hai Hong envisageait réaliser le même scénario. Il acheta un bateau en Malaisie et le baptisa le “Hai Hong.” Il demanda un pavillon temporaire du Panama. Celui-ci ne servirait qu’à se rendre jusqu’à Hong Kong, où l’embarcation serait détruite. En réalité, le bateau fit un détour au large de la ville vietnamienne de Vung Tau afin de laisser les réfugiés embarquer sur le bateau.3 Le 19 octobre, le vaisseau avait non seulement embarqué les 1200 passagers qui avaient payé pour le voyage. Il a aussi dû accepter 1300 autres personnes que les garde-côtes avaient imposées de force à l’équipage. En cas de refus, les autorités vietnamiennes menaçaient de détenir le capitaine et son équipage.4 Le 24 octobre, le Hai Hong partit finalement vers Hong Kong. Un typhon força cependant l’équipage à faire demi-tour et à se diriger vers le sud.5

Impasse entre les gardes-côtes indonésiens et malaisiens

Le 2 novembre, le vaisseau parvint jusqu’aux eaux indonésiennes. Le jour suivant, le capitaine demanda de l’aide aux garde-côtes indonésiens. Il expliqua que le bateau se dirigeait vers Hong Kong, mais, qu’il avait rencontré des problèmes avec son moteur lorsqu’il s’était approché des îles Paracels. Il demanda aussi de l’aide pour les quelques 2000 réfugiés à bord du vaisseau. Les autorités indonésiennes trouvèrent l’histoire suspecte. Quelques semaines auparavant, un autre vaisseau avait effectué une demande identique. Elles déclarèrent qu’aucun bateau étranger ne pouvait faire débarquer ses passagers sans raisons valables.6 Les autorités maritimes offrirent de l’aide humanitaire aux passagers à bord et réparèrent le bateau. Mais aucun passager ne put débarquer. Les garde-côtes escortèrent plutôt le vaisseau jusqu’à ce qu’il quitte les eaux indonésiennes. 

Il semblait de plus en plus clair qu’un réseau de trafiquants était responsable de ces manœuvres. Les pays avoisinants, comme l’Australie ou Singapour, craignaient que le bateau ne se dirige vers leurs côtes. Ils annoncèrent qu’eux non plus, ne le laisseraient pas débarquer ses passagers. Le Hai Hong navigua donc dans le détroit de Malacca et arbora son pavillon malaisien original. En dépit de cela, les autorités malaisiennes rejetèrent le bateau. Ils embarquèrent sur le vaisseau, menèrent des entrevues auprès des passagers et firent de même que leurs homologues indonésiens. Ils fournirent de la nourriture et de l’aide humanitaire, mais refusèrent de laisser les passagers débarquer.

Ceci créa une situation sans précédent. Ce n’était pas un, mais plusieurs pays qui refusaient de laisser un bateau, supposément en détresse, débarquer au port d’escale le plus proche. Cette situation était décourageante. D’autres bateaux, faisant face à de problèmes techniques ou à des risque de mort, auraient-ils la permission de débarquer ? Elle créa aussi des tensions importantes entre les pays de la région. Hanoï tenta tant bien que mal d’établir des relations amicales avec ses voisins. En dépit de cela, les pays de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) et l’Australie ne partageaient pas ces sentiments. D’après eux, les autorités vietnamiennes encourageaient les départs et en tiraient profit. 

Le rôle proactif dfu HCR

Le représentant régional du HCR en Malaisie, Rajagopalam Sampatkumar, eut un rôle crucial dans la crise. Il savait que plusieurs pays ne reconnaissaient pas les victimes de trafiquants comme de vrais réfugiés. L’Australie, qui était signataire de la convention de 1951, exprima clairement son opinion à ce propos. D’après Canberra, des personnes quittant un pays en payant des contrebandiers qui en tiraient un profit, n’étaient pas des réfugiés. 

Malgré cela, Sampatkumar déclara que les passagers devaient être considérés comme des réfugiés. Qu’ils soient reconnus comme réfugiés ou non par les pays de premier asile, n’était en soi pas déterminant.7 Le fait qu’ils avaient payé pour le départ n’avait d’ailleurs aucune incidence sur leur vulnérabilité. Ils étaient confrontés à des dangers mortels en quittant leur pays.8 Ils étaient donc des réfugiés et méritaient une protection. Cette décision était cruciale. Sans cette position ferme du HCR, personne n’oserait protéger les réfugiés.

L’Occident s’intéresse au sort du Hai Hong

Le 10 novembre, plusieurs journaux publièrent l’histoire du Hai Hong.9 L’affaire se rendit jusqu’aux bulletins télévisés du soir même. Les garde-côtes malaisiens laissèrent même entrer deux journalistes à bord du Hai Hong. Leur reportage décrivait en détail la souffrance, la saleté et le désespoir des passagers. Ces réfugiés n’étaient pas une réalité abstraite. La crise des réfugiés était quasiment en direct et en couleur sur les téléviseurs de tout un chacun.10 

Once the Hai Hong made it to the front news, private citizens became concerned with the crisis. Among the first people to launch an initiative was a French Maoist couple, Jacques and Claudie Broyelle who had become aware and denounced the excesses of Mao’s revolution the year before.11 They reached out to influential intellectuals and artists in Paris. Yves Montand, Simone Signoret, or Michel Foucault all mobilized for the refugee crisis. One of them, Bernard Kouchner, became particularly involved. The creator of Medecins sans frontières created a project, L’Ile de lumière with the support of these intellectuals. On November 21, they signed an open letter calling everyone to contribute. They urgently needed money, a boat, and a crew to rescue Indochinese refugees.12 Just a few weeks later, L’Ile de lumière, was cruising in the South China Sea. It operated both as a safety boat and a hospital to the refugees.13 Both the press and public opinions now knew the plight of Indochinese refugees. But this did not mean that there was an easy solution to the crisis. 

Une fois que le Hai Hong fit la une, des citoyens commencèrent à se préoccuper de la crise. Des premiers à lancer une initiative furent le couple maoiste, Jacques et Claudie Broyelle, qui étaient au courant et avaient dénoncé les excès de la révolution de Mao un an plus tôt.14 Ils contactèrent des intellectuels et des artistes influents de Paris. Des intellectuels, tels qu’Yves Montand, Simone Signoret et Michel Foucault se mobilisèrent pour la crise des réfugiés. L’un d’entre eux, Bernard Kouchner, devint particulièrement impliqué. Le créateur de “Médecins sans frontières” mit sur pied un projet, “L’île de lumière” avec le soutien d’autres intellectuels. Le 21 novembre, ils signèrent une lettre ouverte faisant appel à la contribution de tous. Ils avaient besoin urgemment d’argent, d’un bateau et d’un équipage pour porter secours aux réfugiés Indochinois.15 La presse et le public connaissaient donc la souffrance des réfugiés Indochinois. Mais cela ne signifiait pas qu’il y avait une réponse facile à la crise.

La réaction des gouvernements

Les gouvernements réagirent rapidement aux problèmes qui préoccupaient les médias et le public. Le 15 novembre, un membre français du parlement souleva le problème. Un représentant français, Joël le Tac, demanda que la France leur portât secours. La raison était simple : “Elle [la France] en a les moyens, ne serait-ce que ceux que lui imposent les raisons du cœur et de la mémoire”16 

La France est-elle prête à les accueillir ? Elle en a les moyens, ne serait-ce que ceux que lui imposent les raisons du cœur et de la mémoire

Le même jour, des représentants politiques au Québec tinrent un débat similaire. La commission sur l’immigration du Québec discuta la possibilité de l’accueil de certains réfugiés. Le jour suivant la question était à l’Assemblée nationale. Une motion proposant de laisser entrer 200 réfugiés passa à l’unanimité.17 Cette décision était importante à plusieurs égards. Elle manifestait un engagement ferme à défendre des valeurs humanitaires. C’était aussi l’opportunité parfaite de démontrer l’autonomie du Québec. La province venait justement d’obtenir le droit d’établir des politiques migratoires indépendantes du gouvernement fédéral. La protection des réfugiés démontrait donc la position originale du Québec par rapport par rapport à l’immigration et à la politique extérieure.18 Au Québec, les intérêts humanitaires de quelques personnalités et la quête d’autonomie relative de la province vis-à-vis du Canada firent progresser la situation du Hai Hong. Après la décision du Québec, plusieurs autres provinces au Canada poursuivirent des initiatives similaires. Le Canada, lui, qui avait entamé le processus d’un parrainage privé en 1976, finalisa les détails de cette politique afin de le rendre opérationnel pour la crise des réfugiés de l’Asie du Sud-Est.19 

D’autres pays suivirent l’initiative de la France et du Canada. La Belgique et la Suisse se joignirent au mouvement et firent la promesse d’accueillir des réfugiés du Hai Hong. Les officiers d’immigration de ces pays ne pouvaient pas embarquer sur le bateau. Ils durent effectuer leurs entrevues à bord du bateau des garde-côtes malaisiens afin de sélectionner les passagers que leur pays allait accueillir.20 Au final, tous les passagers du Hai Hong furent accueillis dans les mois qui suivirent. Les États-Unis acceptèrent ceux qui ne furent pas sélectionnés par d’autres pays.

References

  1. Pour une démonstration que les États-Unis, par exemple, étaient au courant des exécutions au Cambodge tôt en 1978, voir Clymer, Kenton. “Jimmy Carter, Human Rights, and Cambodia.” Diplomatic History 27, no. 2 (2003): 245–78. Dans le cas de la France, les exécutions étaient publicisées depuis 1977 avec la publication de Ponchaud, François. Cambodge, année zéro, document. Paris: Julliard, 1977. Sur l’utilisation de témoignages de réfugiés afin de dénoncer la violation des droits de la personne au Cambodge, voir Madokoro, Laura. ““Nothing to offer in return”: Refugees, human rights, and genocide in Cambodia, 1975–1979.” International Journal 75, no. 2 (2020): 220–36.
  2. Je m’appuie ici sur Wain, B. (1981), The Refused, the Agony of the Indochina Refugees, New York: Simon & Schuster, un journaliste australien qui couvrit de manière détaillée ce sujet.
  3. Ibid. p. 16-17
  4. Ibid. p. 21
  5. Ibid. p. 22
  6. Ibid. p. 24
  7. Ibid. p. 33
  8. Ibid. p. 101
  9. Lewino, F., and G. Dos Santos (2012), ‘C’est arrivé aujourd’hui : 10 novembre 1978. Le jour où le cargo “Hai Hong”, rempli de boat people, fait la une des journaux’, Le Point. 10 novembre.
  10. Le journaliste William Shawcross pense que les médias occidentaux s’intéressèrent à la crise lorsque le vice-premier ministre de la Malaisie, Mahathir déclara en mai 1979, qu’il introduirait un projet de loi qui permettrait de tirer à portée de vue sur les nouveaux arrivés, Shawcross, William. “Refugees and Rhetoric.” Foreign Policy 36 (1979): 3–11. Une analyse détaillée de la presse démontre que l’intérêt occidental en la crise avait commencé auparavant et qu’il s’est intensifié avec l’affaire du Hai Hong.
  11. On Jacques and Claudie Broyelle's initiative in November 1978, see Hourmant, François. Le Désenchantement des clercs, Figures de l’intellectuel dans l’après-Mai 68. Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 1997, chapter 5. On their reassessment of the People's Republic of China in 1977, chapter 4.
  12. https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-24-septembre-2015. Again, it is widely believed that the reunion of Raymond Aron and Jean-Paul Startre in June 1979 signaled joint mobilization of French intellectuals for the refugee crisis. But a close examination shows that their mobilization started right after French media picked up on the Hai Hong affair.
  13. https://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Grace-a-l-Ile-de-Lumiere-des-milliers-de-Vietnamiens-ont-reconstruit-leur-vie-2013-08-08-996240
  14. Sur l’initiative de Jacques et Claudie Broyelle en novembre 1978, voir Hourmant, François. Le Désenchantement des clercs, Figures de l’intellectuel dans l’après-mai 68. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 1997, chapitre 5. Sur leur ré-évaluation de la République populaire de Chine en 1977, chapitre 4.
  15. https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-24-septembre-2015. À nouveau, on croit souvent que la réunion de Raymond Aron et de Jean-Paul Sartre en juin 1979 signalait le début d’une mobilisation et l’union des intellectuels français pour la crise des réfugiés indochinois. Une analyse détaillée révèle cependant que leur mobilisation commença après que l’histoire du Hai Hong soit publiée par les médias français. Quelques semaines plus tard, “l’Île de lumière,” naviguait en mer de Chine du Sud. L’embarcation opérait à la fois en tant que bateau et qu’hôpital pour réfugiés. https://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Grace-a-l-Ile-de-Lumiere-des-milliers-de-Vietnamiens-ont-reconstruit-leur-vie-2013-08-08-996240
  16. “Est-elle prête une fois de plus à répondre à cet appel, à ce SOS de ces malheureux qui, j'en suis convaincu, croient en ce moment en elle ? La France est-elle prête à les accueillir ? Elle en a les moyens, ne serait-ce que ceux que lui imposent les raisons du cœur et de la mémoire” http://archives.assemblee-nationale.fr/6/cri/1978-1979-ordinaire1/057.pdf and https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-24-septembre-2015
  17. Bien que plusieurs références citent le 15 novembre comme la date du vote, les compte-rendus de l’Assemblée nationale du Québec nous offrent un récit différent. http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/assemblee-nationale/31-3/journal-debats/19781116/121623.html
  18. Molloy, M. J., P. Duchinsky, K. F. Jensen, and R. Shalka (2017), Running on Empty, Canada and the Indochinese Refugees, 1975–1980, Montreal: McGill University Press, p. 97–98.
  19. Labman, Shauna. “Private Sponsorship: Complementary Or Conflicting Interests?” Refuge 32, no. 2 (2016): 67–80. Pour les politiques canadiennes, voir Adelman, Howard. Canada and the Indochinese Refugees. Calgary: L.A. Weigl Educational Associates, 1982, Molloy, Michael J., Pere Duchinsky, Kurt F. Jensen, and Robert Shalka. Running on Empty, Canada and the Indochinese Refugees, 1975–1980. Montreal: McGill University Press, 2017, et l’issu spécial sur les réfugiés du Sud-Est asiatique dans le journal Refugee 32(2) en 2016.
  20. https://www.rts.ch/archives/tv/information/temps-present/6716071-les-refugies-de-la-mer.html