DEUX CRISES EN ASIE DU SUD-EST

par  PHI-VÂN NGUYEN

traduction libre par  SIMON BOILY

décembre 2019


La guerre du Vietnam se termina avec la victoire de l’armée populaire du Vietnam en 1975. Cependant, cet événement signifiait pas la fin des bouleversements ou des souffrances dans la région. Le Vietnam, le Laos et le Cambodge plongèrent à nouveau dans le chaos lors les cinq années qui suivirent. Des centaines de milliers de personnes quittèrent leur foyer par voie de terre ou par voie de mer. Des millions moururent en prison, dans les camps de travaux forcés ou de famine. Les conflits armés continuèrent à ravager à la région. Comment expliquer cela ? Deux crises se développèrent et s’imbriquèrent l’une à l’autre après 1975. Des décennies de destruction causées par la guerre, des réformes autoritaires et le refus de pays avoisinants de donner l’asile à des personnes vulnérables créèrent une crise sans précédent. Les tensions politiques furent elles aussi critiques. Le Vietnam se lança dans une confrontation majeure avec la Chine et le Cambodge, reflétant des tensions plus larges au sein du monde communiste.

Plusieurs crises humanitaires

Premièrement, des décennies de combats armés contribuèrent à cette situation. L’occupation japonaise accentua des années de pénurie matérielle et d’exploitation économique. Les difficultés se poursuivirent lorsque la Première guerre d’Indochine éclata en 1946 et continuèrent lors de la guerre du Vietnam. Les bombardements et l’usage de défoliants accentuèrent l’impact du conflit armé sur la population. Plusieurs combats militaires majeurs forcèrent la fuite de la population. L’offensive du Têt en 1968, l’offensive de Pâques de 1972 et l’assaut final de l’armée populaire du Vietnam en 1975 générèrent à leur tour, des millions de personnes déplacées au Vietnam.1 Le combat armé n’était cependant pas le seul responsable du flot de réfugiés. Les groupes belligérants encouragèrent le déplacement de la population afin de mieux la contrôler.2 La propagande incita elle aussi, un déplacement de la population.3 Certains gouvernements firent usage de la force pour déplacer la population afin d’alimenter leurs projets d’édification de nation. L’armée des États-Unis tenta de s’occuper des réfugiés afin de gagner les cœurs et les esprits. Des laboratoires d’idées tout comme des organisations internationales prirent part à ces initiatives.4 Certains politologues croyaient même que les bombardements étaient bénéfiques à la lutte politique. Ces manœuvres isolaient les communistes des civils et rapprochèrent donc la population vers les services et la protection gouvernementale.5

La victoire de trois partis communistes, au Vietnam, au Laos et au Cambodge provoqua une autre crise humanitaire. Des centaines de milliers craignirent des représailles en raison de leurs liens avec les anciens régimes. Plusieurs chercheurs ont étudié leurs départs aux États-Unis et ailleurs.6 Les mouvements de population continuèrent après les prises de pouvoirs communistes dans l’ancienne Indochine Française. Hanoï refusa d’organiser des élections et unifia le pays en adoptant une nouvelle constitution. La population au Vietnam du Sud dut suivre une rééducation politique. Certains subirent des peines de prison ou de travaux forcés. En 1977 et en 1978, le gouvernement commença à mettre en place des réformes socialistes. Ces mesures réservèrent certains emplois aux citoyens vietnamiens et éliminèrent progressivement le petit capitalisme. Les petites entreprises durent fermer leurs portes. Les personnes d’origine chinoise au Vietnam subirent de plein fouet ces réformes.7

La prise de pouvoir des communistes au Cambodge fut tout autant traumatisante. Les Khmers rouges lancèrent une révolution utopique, dont l’objectif était de restaurer la grandeur de l’empire khmer. La colonisation française et plusieurs décennies d’interventions américaines avaient perturbé la société cambodgienne. Cette révolution tenta d’effacer toutes les traces de la “pollution” étrangère de ce passé récent. En conséquence, les Khmers rouges vidèrent des villes entières en quelques jours. Ils forcèrent la population à travailler à la campagne. Ces citoyens-paysans devaient réaliser des quotas de production ambitieux. Les famines causées par ces réformes causèrent la mort d’un quart de la population du Cambodge, qui comptait 5 millions d’habitants en 1970.8 Des centaines de milliers se réfugièrent en Thaïlande ou au Vietnam.

 
Les deux crises humanitaires se propagèrent dans le reste de l’Asie du Sud-Est. Le HCR estima que les “cas de terre” avoisinaient les 250 000. Les “cas de terre” fuyaient principalement la famine et les exécutions au Cambodge. De ces 250 000, 195 000 arrivèrent en Thaïlande, alors que 150 000 arrivèrent au Vietnam entre 1975 et le mois d’octobre de 1978. À l’inverse, il n’y avait que 40 000 “cas de mer.”9 Alors que le nombre de réfugiés continuait d’augmenter, les états de l’Asie du Sud-Est commencèrent à les repousser. La Thaïlande et la Malaisie disaient en avoir accepté beaucoup de personnes depuis 1975. Ils refusèrent d’en accepter d’autres, à moins de recevoir une garantie. L’accueil fait par des pays tiers devait écouler toute la population qui s’accumulait dans les camps et s’élever au niveau des nouvelles arrivées.10 Leur refus de donner l’asile à ces personnes a créé une troisième crise humanitaire. Les autorités frontalières et les gardes-côtes repoussèrent les réfugiés vers les eaux internationales. Maintes personnes furent contraintes à dériver, sans savoir quand ni où, ils allaient un jour débarquer. Le sort des “boat people” captura l’attention de la communauté internationale et du grand public dans le monde occidental. En novembre 1978, l’affaire du paquebot appelé “Hai Hong,” qui transportait près de 2 500 réfugiés symbolisa cette impasse. L’Indonésie refusa de le laisser le bateau accoster et fournit de l’aide à bord avant de l’escorter jusqu’aux eaux internationales. La Malaisie en fit de même. Finalement, les états durent envoyer leurs officiers d’immigration sur le bateau pour mener des entretiens et donner l’asile aux réfugiés.
Nombre de "cas de terre"
220000
Nombre de "cas de mer"
20000

Nombre de personnes quittant le Vietnam, le Laos ou le Cambodge entre 1975 et octobre de 1978 d’après le HCR.

Il n’y avait pas une seule et unique raison à l’origine de la crise des réfugiés en Asie du Sud-Est. Plusieurs crises humanitaires, imbriquées les unes les autres se déchaînant depuis des décennies, causèrent ensemble cette souffrance. Puisque l’agonie des “boat people” suscita une prise de conscience par rapport au sort des réfugiés, le HCR organisa une rencontre consultative en décembre 1978. Les états participants acceptèrent d’augmenter leurs quotas d’accueil ainsi que leur contribution financière. Cependant, ces contributions supplémentaires ne suffirent pas à combler les besoins de la crise humanitaire.

Une crise politique

Le chaos causé par un déplacement généralisé de la population ne fut pas la seule source de tension dans la région. En plus des mouvements de population et des prises de pouvoirs communistes, une crise politique majeure se dessinait à l’horizon. Le Vietnam dut mener à nouveau une guerre, cette fois contre ses voisins, le Cambodge et la Chine.

Le simple fait que deux partis communistes prirent le pouvoir en 1975 ne voulait pas forcément qu’ils entretiendraient des relations amicales. Les relations diplomatiques se détériorèrent entre les deux géants communistes, la Chine et l’Union soviétique, à la fin des années 1960.11 La Chine s’éloigna de l’Union soviétique. Le Cambodge fit de même avec son voisin, le Vietnam. La Chine et le Vietnam se distancèrent l’un de l’autre, car Pékin redoutait que Hanoi ne se rapproche des Soviétiques. Le Vietnam était seul. Les États-Unis refusaient de normaliser leurs relations diplomatiques et la Chine supportait les Khmers rouges au Cambodge.12 La crise économique que traversait le Vietnam ainsi que son isolation diplomatique amena Hanoi à penser qu’il faudra tôt ou tard, envahir le Cambodge.13 C’est pourquoi, le 3 novembre 1978, Hanoï signa un traité d’amitié avec l’Union soviétique. Le sixième article du traité garantissait des consultations mutuelles militaires si l’un des deux pays était victime d’une attaque ou faisait l’objet d’une menace d’action militaire. La Chine y vit instantanément un complot soviétique visant à l’encercler et normalisa ses relations diplomatiques avec les États-Unis, qui s’étaient déjà améliorées depuis la visite de Nixon en 1972. Ainsi, toute escarmouche entre le Vietnam, le Cambodge et la Chine aurait de grandes implications. En cas de problème, les engagements pris dans ces alliances pouvaient entraîner une guerre plus large au niveau international. Une confrontation violente éclata lorsque les Khmers rouges attaquèrent le Vietnam vers la fin des années 1970 et que les Chinois supportèrent un Pol Pot, convaincu que le Vietnam devenait un satellite soviétique.

Le Vietnam envahit le Cambodge en réponse aux incursions des Khmers rouges sur son territoire. Deux semaines après être entré au Cambodge, le Vietnam installa un nouveau gouvernement. Hanoi déclara officiellement que cette mesure était nécessaire afin de mettre fin au règne des Khmers rouges et de fournir de l’aide humanitaire à la population locale. La Chine vit la situation différemment. Deng Xiaoping consulta Jimmy Carter sur la question. Une fois assuré que Washington ne percevrait pas une intervention chinoise comme un geste hostile, l’armée chinoise envahit les hauts plateaux du nord du Vietnam en février 1979. Deux semaines plus tard, la Chine annonça son retrait du Vietnam. Bien que Pékin proclama que la route vers Hanoï était grande ouverte, son intervention militaire ne l’aida pas à atteindre ses objectifs. Hanoï ne révisa pas son alliance avec l’Union soviétique et ne retira pas non plus ses troupes du Cambodge. Les deux crises humanitaires et politiques étaient apparues sous la forme de deux développements distincts, mais l’implication des Nations Unies les combina progressivement l’un à l’autre.


CE QUI SUIT

References

  1. Que, Le Thi, Terry A. Rambo, et Gary D. Murfin. “Why They Fled: Refugee Movement During the Spring 1975 Communist Offensive in South Vietnam.” Asian Survey 16, no. 9 (1976): 855–63.
  2. Rambo, Terry A., J.M. Tinker, et J.D. LeNoir. The Refugee Situation in Phu Yen Province. McLean: Human Science Research Incorporated, 1967.
  3. L’exemple le plus célèbre fut lorsque Saigon et la marine des États-Unis lancèrent “Operation Passage To Freedom” en 1954 afin, d’amener les personnes à rejoindre le sud du Vietnam après la division temporaire du pays. Voir la bibliographie pour des références à cet évènement.
  4. Rand Corporation. RAND séries d’entrevues du Vietnam TET-B: Réactions des réfugiés à l’offensive du têt. 1972, Corporation Rand . RAND séries d'entrevues du Vietnam AGR: Attitudes des réfugiés par rapport à plusieurs aspects du conflit. 1972.
  5. L’exemple le plus célèbre de cela est probablement Huntington, Samuel P. “The Bases of Accommodation.” Foreign Affairs 46 (1968): 642–56.
  6. Voir Espiritu, Yen Le. Body Counts: The Vietnam War and Militarized Refugees. Berkeley: University of California Press, 2014 pour voir une étude récente qui poursuit une approche critique à l’arrivée des Vietnamiens aux États-Unis. Une autre étude récente : Nguyen, Nathalie Huynh Chau. Memory is Another Country. Greenwood, 2009, and Nguyen, Nathalie Huynh Chau. New Perceptions of the Vietnam War. McFarland, 2015. Un projet récent a mené des entretiens avec des réfugiés et les acteurs gouvernementaux canadiens de l'époque, www.https://heartsoffreedom.org/ Pour une approche plus classique mais néanmoins comparative, voir Hein, J. (1993), States and International Migrants, the Incorporation of Indochinese Refugees in the United States and France, Boulder: Westview Press. Pour les États-Unis uniquement, voir Hein, J. (1995), From Vietnam, Laos, and Cambodia: A Refugee Experience in the United States, New York: Twayne Press. Pour la France, Meslin, Karine. Les Réfugiés du Mékong, Cambodgiens, Laotiens et Vietnamiens en France. Détours: Bourdeaux, 2020.
  7. Woodside, Alexander. “Nationalism and Poverty in the Breakdown of Sino-Vietnamese Relations.” Pacific Affairs 52, no. 3 (1979): 381–409 propose une bonne discussion sur l’impact de ces réformes sur les personnes d’origine chinoise au Vietnam. Pour une chronologie détaillée de ces réformes, voir Quinn-Judge, Sophie. “Chronology of the Hoa Refugee Crisis in Vietnam,” In The Third Indochina War, Conflict Between China, Vietnam and Cambodia, 1972–1979, dirigé par Odd Arne Westad, and Sophie Quinn-Judge, London: Routlege, 2006, 234–37. Une explication des aspects légaux peut être trouvée dans Chiu, H. (1980). Current Developments: China’s Legal Position on Protecting Chinese Residents in Vietnam. American Journal of International Law, 74(3), 685-693. Toujours sur les réfugiés d'origine chinoise, Benoît, C. (1981), ‘Vietnam’s “Boat People”’, in D. W. P. Elliott (ed), The Third Indochina Conflict, Boulder: Westview Press, 139–62, Willmott, W. E. (1980), ‘The Chinese in Indochina’, in E. L. Tepper (ed), Southeast Asian Exodus: From Tradition to Resettlement, Ottawa: Canadian Asian Studies Association, 69–80. Sur les réformes communistes, voir Path, K. (2020), Vietnam’s Strategic Thinking During the Third Indochina War, Madison: University of Wisconsin Press, Ngô Vinh Long. “The Socialization of South Vietnam,” In The Third Indochina War, Conflict Between China, Vietnam, and Cambodia, 1972–1979, dans le même volume, pp. 33–64 or Duiker, William J. Vietnam Since the Fall of Saigon. Athens: Ohio University Center for International Studies, 1980.
  8. Les références les plus importantes au sujet des Khmers rouges sont : Kiernan, Ben. The Pol Pot Regime: Race, Power, and Genocide under the Khmer Rouge, 1975–1979. New Haven: Yale University Press, 1996, Kiernan, Ben. How Pol Pot Came to Power: Colonialism, Nationalism, and Communism in Cambodia, 1930–1975. New Haven: Yale University Press, 1985, Chandler, David. The Tragedy of Cambodian History, Politics, War, and Revolution since 1945. New Haven: Yale University Press, 1991, and Chandler, David. Brother Number One, A Political Biography of Pol Pot. Boulder: Westview Press, 1999.
  9. UNHCR 11/2/39/391 Volume 4, "Note by the High Commissioner, 29 November 1978," paragraphe 13.
  10. Pour le respect des états de l’Asie du Sud-Est des standards internationaux de la protection des réfugiés, voir Davies, Sarah. “Saving Refugees or Saving Borders? Southeast Asian States and the Indochinese Refugee Crisis.” Global Change, Peace & Security 18, no. 1 (2006): 3–24.
  11. Sur la rupture sino-soviétique et ses conséquences pour la guerre du Vietnam, voir Lüthi, Lorenz. The Sino-Soviet Split: Cold War in the Communist World. Princeton: Princeton University Press, 2008; Radchenko, Sergey. Two Suns in The Heavens, The Sino-Soviet Struggle for Supremacy, 1962–1967. Palo Alto: Stanford University Press, 2009; Gaiduk, Ilya. The Soviet Union and the Vietnam War. Chicago: Ivan R. Dee, 1996; Szalontai, Balazs. “Solidarity within limits: Interkit and the evolution of the Soviet Bloc’s Indochina policy, 1967–1985.” Cold War History 17, no. 4 (2017): 385–403; Ang Chen Guan. The Vietnam War from the Other Side: The Vietnamese Communists’ Perspective. London: Routlege, 2002; Ang Chen Guan. Vietnamese Communists’ Relations with China and the Second Indochina Conflict, 1956-1962. Jefferson: McFarland, 1997; Chen Jian. “China’s Involvement in the Vietnam War, 1964-69.” The China Quarterly 142 (1995): 356–87.
  12. Je m’appuie sur le volume dirigé sur la Troisième guerre d’Indochine pour l’information qui suit, Westad, Odd Arne, et Sophie Quinn-Judge, eds. Third Indochina War: Conflict Between China, Vietnam and Cambodia, 1972-1979. London: Frank Cass, 2006. Voir aussi l’étude innovatrice, Elliott, David W. P., ed. The Third Indochina Conflict. Boulder: Westview Press, 1981 et l’analyse pionnière de Chanda, Nayan. Brother Enemy: The War After the War. New York: Harcourt Publishing, 1986.
  13. Path, K. (2020), Vietnam’s Strategic Thinking During the Third Indochina War, Madison: University of Wisconsin Press.