LA CHINE RIPOSTE

par PHI-VÂN NGUYEN

traduction libre par  SIMON BOILY

décembre 2019


En 1978, l’Union soviétique était devenue l’ennemi numéro un de la Chine. Cependant, le danger le plus imminent pour la Chine ne se trouvait pas à la frontière entre ces deux pays. Elles se situait sur son flanc sud. D’après Pékin, le Vietnam était devenu un satellite de l’Union soviétique. Son invasion du Cambodge marquait le début d’un expansionnisme soviétique en Asie du Sud-Est. Comment la Chine pouvait-elle répondre à l’offensive du Vietnam ? Pékin lança une attaque à deux volets contre Hanoï : une invasion militaire et une offensive diplomatique. Ceci transforma la Troisième Guerre d’Indochine d’un conflit régional en une véritable une confrontation internationale.

Une invasion militaire

L’invasion militaire de la Chine constituait la première réaction à l’expansionnisme vietnamien. Les historiens ont bien détaillé le processus.1 L’intervention la plus connue était l’invasion militaire des plateaux du nord du Vietnam en février 1979. Avant de lancer l’invasion, Deng Xiaoping vérifia auprès de Jimmy Carter si les États-Unis réagiraient à une attaque menée contre le Vietnam lors de sa visite aux États-Unis en janvier 1979.2 Une fois qu’il reçut la garantie que les États-Unis ne réagiraient pas à une invasion chinoise du Vietnam Pékin engagea plus qu’un demi-million de combattants dans une campagne militaire qui fut lancée le 17 février 1979.3

L’invasion ne dura pas toutefois. L’armée populaire de libération chinoise se retira, tout en causant une destruction majeure en reculant vers la Chine. Le 16 mars, il ne restait plus aucune troupe chinoise au Vietnam. Ce jour-là, Deng Xiaoping déclara que l’intervention militaire fut un succès absolu. L’intervention avait aidé à unir la population chinoise, encore divisée par la révolution culturelle. Elle contribua aussi au lancement des quatre modernisations de Deng Xiaoping.4 L’intervention n’avait pourtant pas changé le statu quo ante bellum. Le Vietnam ne retira pas ses troupes du Cambodge. Le gouvernement de Hun Sen ne prit pas l’initiative de former un gouvernement de coalition. Enfin, Hanoï ne prit pas non plus la décisions d’annuler son alliance avec l’Union soviétique.

Plusieurs raisons expliquent pourquoi la Chine ne réalisa pas de résultats probants avec son offensive militaire. Son avancée dans le territoire Vietnamien fut compliquée. Le terrain escarpé rendit l’invasion difficile. Les troupes chinoises firent face à un ennemi farouche. L’armée vietnamienne pouvait compter sur ses soldats bien entraînés et un équipement considérable. Ils n’allaient pas laisser les Chinois avancer sans se battre. La Chine avait besoin de mobiliser d’autres divisions militaires pour que cette expédition devienne une réussite. Toutefois, la participation de plus de troupes aurait pu déclencher une réponse soviétique. Moscou honora sa promesse de protection envers le Vietnam. Les agents du Politburo prirent des mesures le jour suivant le début de l’invasion chinoise. Ils votèrent à l’unanimité pour un redéploiement de vingt divisions à la frontière sino-soviétique ainsi qu’un ultimatum d’un mois à Pékin.5 L’intensification ou le prolongement de l’offensive militaire n’étaient donc pas des options viables. Une campagne militaire limitée ne parvint pas à mettre fin à l’occupation vietnamienne du Cambodge. Une offensive diplomatique pouvait elle, peut-être se révéler être plus efficace.

Susciter un support international

La Chine savait qu’elle avait besoin d’un soutien international pour contrer l’invasion du Cambodge. Elle approcha donc les pays du Sud-Est asiatique afin de s’assurer qu’ils ne reconnaîtraient pas le gouvernement de Hun Sen. Les Chinois entrèrent en contact  avec la Thaïlande, la Malaisie, Singapour et les Philippines en 1978.6 L’allié le plus stratégique en cet effort régional, cependant, fut la Thaïlande.

Les recherches basées sur les archives khmères et vietnamiennes suggèrent que même les Khmers rouges constatèrent l’importance stratégique de la Thaïlande. Ils avaient besoin de se débarrasser de toute danger sur leur flanc ouest avant de se concentrer sur leur frontière orientale. Les dirigeants khmers rouges rencontrèrent les autorités thaïlandaises afin de présenter leur position non-belligérante. Ce fut pourtant la pression chinoise en janvier qui convainquit Bangkok. Les Thaïlandais acceptèrent de transporter des armes chinoises aux Khmers rouges.7 La Thaïlande était donc impliquée. Mais cela ne signifiait pas qu’elle était entièrement acquise à la cause.

Bangkok rejeta l’idée de conclure une alliance ouverte avec les Khmers rouges. Elle devait s’assurer que son service aux Khmers rouges ne ferait pas surface sur la scène internationale. La Thaïlande dut donc négocier un accord similaire avec les agences de l’ONU. Les officiers thaïlandais imposèrent des conditions précises lorsque Waldheim fit une visite officielle. La nourriture fournie aux camps de réfugiés devait être achetée en Thaïlande. De plus, toute le transport des vivres devrait être effectué par l’armée thaïlandaise.8

La responsabilité des chinois d’outre mer

La Chine devait aussi clarifier un point important avec les pays de l’Asie du Sud-Est. Elle jouait un jeu risqué sur la question du rapatriement des personnes d’origines chinoises. Pékin accusa le Vietnam de discriminer les personnes d’origines chinoises.9 La Chine contesta la législation vietnamienne sur la nationalisation des personnes d’origines chinoises au Vietnam. Pékin considérait plutôt que ces personnes étaient des ressortissants chinois qui devaient être protégés. Cette déclaration constituait une attaque symbolique envers Hanoï. Cette dernière eut cependant un effet inattendu : elle généra des attentes de la part des pays de l’Asie du Sud-Est qui portaient le fardeau principal de la crise des réfugiés.

À la rencontre consultative de décembre 1978, le représentant malaisien demanda si la Chine serait prête à accueillir des réfugiés.10 Pékin refusa catégoriquement. Une telle déclaration risquerait d’engager la Chine à rapatrier toutes les personnes d’origines chinoises en Asie du Sud-Est à la Chine.11 Les Chinois d’outre-mer étaient certes cruciaux, mais, la Chine était prête à respecter la souveraineté des états du sud-est asiatiques envers leurs populations d’origines chinoises tout en les encourageant de participer aux quatre modernisations chinoises.12 La protection des réfugiés offrait un angle inédit permettant de dénoncer l’occupation vietnamienne du Cambodge. Cependant, une dénonciation bilatérale et le rapatriement vers la Chine étaient trop dangereux. Pékin choisit plutôt de se joindre aux efforts internationaux pour la protection des réfugiés. Cette option permettrait à la Chine d’opposer le Vietnam sans faire face au rapatriement.

Participer aux efforts multilatéraux pour la protection des réfugiés

C’est aux Nations Unies que la Chine lança une offensive diplomatique. Cette campagne dû compenser pour l’échec de l’invasion militaire. Washington établit des relations commerciales en 1979 en guise de “récompense” pour l’offensive chinoise.13 L’invasion du Vietnam de la Chine ternit son image sur la scène internationale. L’Inde et plusieurs pays africains désapprouvèrent pas de ce qu’ils percevaient comme une agression chinoise envers le Vietnam. Même les états de l’Association des Nations Asiatiques du Sud-Est (ANASE) pensèrent soumettre une résolution au Conseil de Sécurité de l’ONU qui condamnait l’occupation vietnamienne du Cambodge tout comme l’invasion chinoise du Vietnam. Ils abandonnèrent finalement cette initiative lorsque la Chine retira ses troupes du Vietnam.14 La popularité sur le plan international de la Chine n’était pas au beau fixe. C’est pourquoi retourner toute la communauté internationale contre le Vietnam n’allait pas être une mince affaire.

Le Vietnam avait lui aussi perdu beaucoup de son capital de sympathie sur le plan international lorsqu’il envahit le Cambodge. Mais, il avait tout de même obtenu un siège aux Nations Unies. Hanoï avait pu surmonter le véto des États-Unis quand, en 1977, il devint un état membre.15 L’Assemblée Générale accepta même de contribuer à sa reconstruction.16 Le Vietnam était entré en coopération avec plusieurs des nouvelles agences de l’ONU. La Chine dut donc travailler contre le courant pour monter la communauté des Nations Unies contre le Vietnam.

Le jour où les troupes chinoises se retirèrent du Vietnam la Chine dut faire face à un revers majeur. Le 16 mars 1979, le Conseil de Sécurité ne parvint pas à passer une résolution condamnant l’invasion vietnamienne du Cambodge. Mais cela ne signifiait pas la fin de l’offensive diplomatique chinoise. À partir de ce jour, la Chine dut compter sur l’aide de Kurt Waldheim. Le même jour, des représentants chinois rencontrèrent Waldheim, à qui ils demandèrent d’utiliser toute son influence personnelle pour mettre fin à l’occupation vietnamienne du Cambodge.17 Le devoir du secrétaire général de promouvoir les relations pacifiques pouvait fonctionner en la faveur de Pékin.

La Chine multiplia aussi ses interventions au sein des agences de l’ONU. Pékin ne considérait pas, initialement, pas la protection des réfugiés comme une arme politique. En mars 1979, il réprimanda le Vietnam pour les conflits armés en Asie du Sud-Est. Pékin réagit aussi aux plaintes laotiennes qui déclaraient que des troupes chinoises étaient postées à la frontière.18 En avril, les attaques chinoises ne firent que mentionner la question des réfugiés. Ce problème était insignifiant en comparaison avec les tensions frontalières ou à la souveraineté des îles Spratly et Paracels.19 En juin cependant, la stratégie de communication de Pékin changea complètement. Les états discutaient de la possibilité d’une conférence sur la crise humanitaire. C’est à ce moment que le problème des réfugiés acquit une importance significative.

Pékin fit le lien entre la crise des réfugiés et l’expansionnisme vietnamien. Le ministre des Affaires étrangères déclara que “le problème des réfugiés indochinois est survenu seulement comme réponse au fait que le gouvernement vietnamien poursuit une politique d’agression et de guerre.”20 Le mois suivant, la Chine compara les autorités vietnamiennes à l’Allemagne nazie. Un texte qui devait être distribué à l’Assemblée Générale, dénonçait l’expansionnisme vietnamien. Le Vietnam exportait des réfugiés “de façon planifiée, organisée et systématique,” en faisant référence “à l’épouvantable persécution hitlérienne des juifs lors des années 1930.”21 Le lien entre les conflits armés et les efforts multilatéraux pour protéger les réfugiés était crucial. Pékin réalisa que c’était la meilleure façon de dénoncer l’occupation vietnamienne du Cambodge. La Chine commença à assister aux rencontres du comité exécutif du HCR. La Chine y avait peu participé malgré son adhésion en 1972. L’usage de la protection des réfugiés afin de punir le Vietnam transforma la Troisième Guerre d’Indochine. Elle permit à un conflit régional de se transformer en un problème international. Et permis également aux attaques chinoises, qui se manifestaient initialement d’une campagne militaire, de devenir une offensive diplomatique.

References

  1. Voir Chanda, Nayan. Brother Enemy: The War After the War. New York: Harcourt Publishing, 1986, Westad, Odd Arne, et Sophie Quinn-Judge, eds. Third Indochina War: Conflict Between China, Vietnam and Cambodia, 1972-1979, London: Frank Cass, 2006.
  2. Menétrey-Monchau, Cécile. “The Changing Post-War US Strategy in Indochina,” In The Third Indochina War, Conflict Between China, Vietnam, and Cambodia, 1972–1979, edited by Odd Arne Westad, and Sophie Quinn-Judge, 65–86. London: Routledge, 2006; Zhang Xiaoming. Deng Xiaoping’s Long War, The Military Conflict Between China and Vietnam, 1979–1991. Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2015, p. 60 et les pages suivantes.
  3. Zhang Xiaoming fournit l’étude la plus récente des aspects militaires de la guerre. En utilisant des sources chinoises, il mentionne “neuf armées de terrain, trois divisions régionales, trois divisions d’artilleries, deux divisions d’artilleries anti-aériennes, une division d’ingénierie de chemin de fer et cinq régiments d'ingénierie” p. 90, en plus des dizaines de milliers d’hommes de milices mobilisés le mois précédant l’invasion, voir chp.3. Sur la mobilisation des citoyens, voir Zhang Xiaoming, chp.3 et la recherche à venir de Qingfei Yin.
  4. Zhang Xiaoming fait l’argument le plus convaincant dans Deng Xiaoping’s Long War.
  5. Marangé, Céline. “Les relations politiques de l’Union soviétique avec le Vietnam de 1975 à 1995.” Outre-mers 94, no. 354–355 (2007): 154, Radchenko, Sergey. Unwanted Visionaries: The Soviet Failure in Asia at the End of the Cold War. Oxford: Oxford University Press, 2014, p. 128
  6. Qiang Zhai. “Review of Zhang Xiaoming, Deng Xiaoping’s Long War: The Military Conflict between China and Vietnam, 1979–1991. Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2015.” Hi Diplo Round Table XII, no. 22 (2016): 20.
  7. Voir Goscha, Christopher E. “Vietnam, the Third Indochina War and the Meltdown of Asian Internationalism.” In The Third Indochina War, Conflict Between China, Vietnam, and Cambodia, 1972–1979, edited by Odd Arne Westad, and Sophie Quinn-Judge, 152–86. London: Routledge, 2006, p. 178.
  8. Voir le document suivant https://boatpeoplehistory.com/archives-3/kd/kurt-waldheims-visit-to-thailand/.
  9. Sur cette question, voir Woodside, Alexander. “Nationalism and Poverty in the Breakdown of Sino-Vietnamese Relations.” Pacific Affairs 52, no. 3 (1979): 381–409.
  10. Voir le rapport de la rencontre consultative du HCR en décembre 1978 dans les documents clés au paragraphe 107.
  11. FRUS 1977–1980 Volume XIII China. “Memorandum of Conversation Between Jimmy Carter, Vice Premier Deng Xiaoping and Their Delegations, 30 January 1979.” 772.
  12. Bolt, Paul. China and Southeast Asia’s Ethnic Chinese: State and Diaspora in Contemporary Asia. Westport: Praeger, 2000.
  13. Qiang Zhai. “Review of Zhang Xiaoming, Deng Xiaoping’s Long War: The Military Conflict between China and Vietnam, 1979–1991. Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2015.” H Diplo Round Table XII, no. 22 (2016): 22.
  14. UN/Kurt Waldheim Files/ S-0901/0002/01. “Confidential, Note for the File, Rafeeudin Ahmed, 5 March 1979.”
  15. L’administration Ford avait imposé son droit de véto en juillet 1975. La résolution 413 de l’Assemblée Générale des Nations Unies en juillet 1977 accepta finalement l’adhésion du Vietnam.
  16. Assembly, United Nations General. “Resolution 32/3, Assistance for the Reconstruction of Viet Nam, 14 October 1977.” (1977): Accessed 22 July 2019, https://www.un.org/documents/ga/res/32/ares32r3.pdf.
  17. UN/Kurt Waldheim Files/ S-0987/0008/14. “Notes on a meeting held in the Secretary-General’s office with the Permanent Representative, Counsellor, and First Secretary of the Permanent Mission of the People’s Republic of China to the United Nations, 16 March 1979.”
  18. UN/Kurt Waldheim Files/ S-0901/0005/14. “Communication From the Permanent Representative of China to the United Nations to the Permanent Missions of the State Members of the United Nations, 26 March 1979.”
  19. UN/Kurt Waldheim Files/ S-0901/0005/14. “Speech By the Head of the Chinese Government Delegation At the Second Plenary Meeting of the Sino-Vietnamese Negotiations, 16 April 1979.”
  20. UN/Kurt Waldheim Files/ S-0901/0005/14. “Statement Dated 16 June 1979 By the Spokesman of the Ministry of Foreign Affairs of the People’s Republic of China on the Need to Stop the Vietnamese Authorities From Creating and Exporting Refugees.”
  21. UNHCR/F11/2/39_391_46_CHI, “Speech Made By Han Nianlong, Head of the Chinese Government Delegation and Vice-Minister for Foreign Affairs, At the Seventh Plenary Meeting of the Sino-Vietnamese Negotiations on 5 July 1979,” p. 2.