François Ponchaud, « Malheur aux vaincus », dans Cambodge année zéro (Collection personnelle de François Ponchaud, s. d.).

UN SAVOIR À LA DÉRIVE

Comment la crise indochinoise de 1978 a amené les intellectuels français à repenser un savoir postcolonial

YANKO KALEM

Février 2021


Au début des années 1970, le mépris des systèmes colonialistes et impérialistes culmina dans le monde occidental. La France connut également ce sentiment peu après qu’elle se soit retirée du bourbier de l’Indochine et de l’Algérie. Notamment, les intellectuels français constatèrent qu’ils avaient contribué à perpétuer un biais colonialiste en excluant les sources de savoir autochtones. Ils prirent la résolution de rectifier cela en mettant davantage l’accent sur les voix autochtones à l’étranger. Cependant, cette nouvelle tendance fut remise en cause dès 1976. Les nouvelles du génocide cambodgien et de l’occupation vietnamienne qui suivit conduisirent nombre de ces intellectuels à réévaluer leur appréciation des sources autochtones. Dès qu’ils reconnurent que les sources occidentales aussi bien qu’indigènes pouvaient être biaisées, les intellectuels français se retrouvèrent à la dérive.

En 1975, de nombreux intellectuels français saluèrent la prise de pouvoir par les communistes au Cambodge et au Vietnam. Ces événements représentaient pour certains des révolutions triomphales contre un Occident impérialiste. Cependant, cinq ans plus tard, la crise des réfugiés indochinois et les rumeurs d’un génocide au Cambodge amenèrent plusieurs intellectuels à réviser cette perception. Comment et pourquoi de nombreux intellectuels français sont-ils passés de l’éloge à la critique du communisme cambodgien et vietnamien ?

Plusieurs travaux ont abordé l’engagement humanitaire des intellectuels français dans la crise en Indochine1. D’autres recherches ont souligné comment cet engagement constitua une rupture idéologique pour le socialisme français2. Mais cette crise confronta également les intellectuels à un débat scientifique. En effet, la plupart des intellectuels avaient renié une approche européocentrique depuis la guerre d’Algérie. Cependant, la crise politique et humanitaire dans l’ancienne Indochine française en 1979 les amena à comprendre que leur nouvelle approche postcoloniale pouvait elle aussi être biaisée.

Une tendance postcoloniale 

À la suite de la Seconde Guerre mondiale, le démantèlement de l’empire français commença de manière violente. Paris s’était embourbé dans des conflits armés en Indochine, puis en Algérie. Toutefois, le président Charles de Gaulle changea complètement sa position vis-à-vis des colonies de l’empire en négociant l’indépendance de l’Algérie en 1962. Il le fit par la voie diplomatique, dans le but d’extraire la France d’une tutelle américaine3. En 1966, le général prononça un discours à Phnom Penh dans lequel il affirma le droit des anciennes colonies à disposer d’elles-mêmes4. Cette nouvelle orientation diplomatique amena certains intellectuels français à repenser, à leur tour, la manière dont la production du savoir avait renforcé et perpétué le pouvoir colonial dans le passé.

Tout comme il n’était désormais plus acceptable de s’imposer militairement sur une colonie, il n’était plus possible de baser le savoir sur une compréhension exclusivement occidentale des événements produits à l’étranger. Après la Guerre d’Algérie, ce revirement sur la question des colonies avait mûri pendant dix ans au sein des intellectuels français. Désormais, plusieurs de ceux-ci s’étaient réjouis d’une « libération des Algériens » de l’empire colonial français5. Cette indépendance politique avait cependant des implications sur leur future approche scientifique. En effet, pour ces intellectuels, seuls les Algériens « pourraient exprimer le vrai sens » de leur libération6. Sans tenir compte de leur perspective, les Français ne pouvaient guère prétendre comprendre toute la réalité7. Par conséquent, les intellectuels français cherchèrent à compenser leur biais colonial en portant une attention inédite aux voix autochtones et, pour certains, en adoptant une vision tiers-mondiste8

Certains intellectuels français appliquèrent cette nouvelle approche dans le cas de l’Indochine. Tout comme leurs homologues anglo-saxons, ces intellectuels dénonçaient l’intervention occidentale dans les affaires du Tiers-monde et avaient tendance à idéaliser les perspectives autochtones9. Jean Lacouture, journaliste du quotidien Le Monde, dit de manière rétrospective au sujet des mouvements de libération indochinois : « La colonisation n’était plus possible. Et nous voyions face à cette colonisation des hommes honorables et des hommes prestigieux et des hommes braves qui se battaient10. » Ainsi, la prise du pouvoir par les communistes vietnamiens et cambodgiens matérialisait le succès d’un nationalisme indochinois face au colonialisme français et à l’impérialisme américain.

Ces réussites étaient d’abord prometteuses pour des raisons politiques. Georges Boudarel, un communiste français et militant vietminh convaincu, demanda : « Le Sud-Vietnam va-t-il révéler une méthode pour bâtir simultanément le socialisme et la démocratie ? Il n’existe aucun modèle auquel se référer. Il n’en existait pas non plus pour battre l’Amérique11. » Le communiste français soulignait ainsi le caractère pionnier de ce régime. De même, selon l’historien Jean-Marie Domenach, un homme de gauche moins partisan que Boudarel par rapport au communisme asiatique, ce fut « grâce [au marxisme] que se sont mobilisées les forces qui ont fini par l’emporter en Indochine12 ». Les cas du Vietnam et du Cambodge représentaient une nouvelle source d’inspiration pour la gauche française13. Depuis la rupture sino-soviétique, puis avec la publication de L’Archipel du Goulag en 1974, le monde communiste connut une crise identitaire14. La gauche française ne cessait de chercher un nouveau modèle socialiste.

De plus, la réussite de ces régimes pouvait confirmer la validité d’une nouvelle approche du savoir. Comme pour l’Algérie, on ne pouvait comprendre la situation en Indochine sans accepter l’existence d’une réalité sud-est asiatique distincte15. Distincte, parce que le milieu était entièrement différent de l’Occident et, par conséquent, difficilement compréhensible pour les Occidentaux. Rien ne l’illustrait mieux que la victoire militaire du Vietnam contre la France en 1954, puis contre les États-Unis en 1975. En 1975, Domenach expliqua en effet que les pays autrefois colonisés ne pouvaient prospérer avant que l’Occident ne soit complètement écarté16. Au Vietnam, la liberté politique était plus urgente qu’une modernisation de style occidental.

La situation au Cambodge permettait d’adopter un raisonnement semblable. En 1975, les Khmers rouges prirent le pouvoir au Cambodge, remplaçant un régime appuyé par les États-Unis. Les Khmers rouges de Pol Pot entreprirent alors une révolution agraire maoïste et écartèrent tout ce qui était considéré occidental. Ceci impliquait l’évacuation des villes, le travail forcé en collectivité, le départ de réfugiés, ainsi que l’expulsion de journalistes et de diplomates étrangers17. En dépit de la violence de ces réformes, certains intellectuels ne croyaient pas devoir suspecter des excès. « Les Khmers révolutionnaires vont sans doute appliquer une stratégie maoïste souple et patiente, très proche des réalités du peuple18. » Jean Lacouture exprima un semblable optimisme, affirmant que les Khmers rouges pourraient amener un « meilleur Cambodge19 ». Cependant, ce manque d’alarmisme ne dura pas. Au fil des mois, des informations troublantes sur la révolution cambodgienne parvenaient jusqu’en France. Celles-ci pouvaient ternir la portée politique des révolutions indochinoises. Mais surtout, elles risquaient de remettre en question la validité scientifique d’une approche exclusivement autochtone du savoir.

Cambodge année zéro

Dès février 1976, la publication de révélations troublantes dans Le Monde laissait entendre que la situation en Indochine était très grave. François Ponchaud, un prêtre français catholique, avait vécu au Cambodge pendant dix ans et observé la situation sur le terrain. Selon ses deux articles, la révolution des Khmers rouges faisait de nombreuses victimes. En particulier, le père dénonçait les exécutions sommaires des cadres de l’ancien régime, le travail forcé imposé aux intellectuels, les pénuries alimentaires et les massacres de civils ouvriers20. Ces nouvelles contredisaient une vision flatteuse du Cambodge. Pour certains, la prise de pouvoir par les Khmers rouges avait représenté une victoire contre l’impérialisme occidental. Il fallait s’en réjouir, car c’était « un mouvement de résistance contre un gouvernement fabriqué par les Américains », comme l’avait dit Lacouture21. Par ailleurs, le porteur des graves nouvelles était un prêtre dont la seule mission était, par définition, de convertir des populations autochtones à une religion occidentale. De plus, ce n’était qu’une voix isolée. En l’absence d’autres sources probantes, les journalistes et les intellectuels français hésitaient à se prononcer sur les violences commises au Cambodge. 

Cambodge année zéro
Couverture du livre Cambodge année zéro par François Ponchaud.

Dans la même année, des reportages télévisés reproduisirent le témoignage de quelques réfugiés. De plus, les réformes communistes au Cambodge et au Vietnam avaient provoqué le départ de plusieurs milliers de personnes, ce qui nuisit à l’image des régimes. Malgré cela, les témoignages étaient pris avec une certaine réserve. Les journalistes n’étaient toujours pas certains de la représentativité de ces personnes ni de l’authenticité de leur expérience. Très tôt après la prise de pouvoir des Khmers rouges, un reportage diffusé à la télévision française avait noté des contradictions dans les témoignages de médecins français revenus de Phnom Penh22. De tels cas alimentèrent le doute par rapport aux révélations de Ponchaud. D’autres reportages s’interrogèrent sur l’ampleur de la violence et de la répression. Ils se demandèrent « s’il s’agi[ssai]t d’une dramatique exception » et recherchaient plus de « témoignages sur les massacres qui auraient eu lieu23 ».

Pour Ponchaud, les témoignages qu’il avait recueillis étaient non seulement fiables, mais aussi représentatifs de la réalité. Ils méritaient d’être documentés plus amplement. C’est pourquoi il publia un livre en 1977, Cambodge année zéro. Dans son livre, Ponchaud décrivit des atrocités du régime khmer rouge, dont l’évacuation de Phnom Penh. Sans tenir compte de l’âge, de l’état de santé ou du groupement familial de ses habitants, les Khmers rouges forcèrent le départ des citadins du jour au lendemain. Les mesures qu’ils avaient entreprises constituaient un « nettoyage par le vide » pour arriver à une société agraire24. La violence indiscriminée de la révolution khmère visait à « construire un avenir radieux » pour le Cambodge25. Il fallait « construire l’infrastructure économique du pays avec sa chair et son sang26. » Pour les Khmers rouges, cette violence était utile pour effectuer une épuration de la société. Cambodge année zéro avait donc une vocation documentaire; chaque page est dotée de nombreuses longues citations qui reflètent la gravité de la situation. Pour Ponchaud, il s’agissait de « sources absolument certaines27 ».

François Ponchaud passe en interview au télé-journal. « Réfugié cambodgien », (Antenne 2 Le Journal de 20H, 17 avril 1977), http://www.ina.fr/video/CAB7700581701.

Le livre de Ponchaud lançait aussi un appel aux médias français et faisait la critique des défenseurs de la révolution. Sur le sujet des témoignages, Ponchaud demanda en avril 1977 : « Comment vous ne voulez pas les croire28 ? » Le prêtre dénonçait l’inaction des intellectuels français : que « si peu de voix se soient élevées pour protester contre l’assassinat d’un peuple, rien de moins justifiable29. » Le message de Ponchaud était donc clair. La représentation positive des régimes communistes cachait une crise humanitaire. Le monde occidental devait intervenir pour défendre ce peuple.

Est-ce que se fier aux témoignages invérifiables documentés par Ponchaud pourrait reproduire un savoir strictement européocentrique? Cambodge année zéro suscita plusieurs débats dès sa publication, surtout parce qu’on s’interrogeait sur la fiabilité des informations qui venaient du Cambodge30. Dans ce contexte, Ponchaud passa à la télévision pour réaffirmer l’ampleur de la crise, disant qu’il s’agissait d’un génocide, comparable à l’Holocauste31. Plusieurs voix appuyèrent l’appel de Ponchaud, notamment ceux qui reconnaissaient que la révolution khmère avait déshumanisé le travail au lieu d’émanciper le peuple32. Jacques Julliard, historien et éditorialiste, soutint que « l’absence d’informations […] ne constitue pas une présomption d’innocence, mais de culpabilité33 ». De même, Jean Lacouture loua le livre de Ponchaud dans Le Nouvel Observateur. Cependant, selon Hourmant, la « prise de parole [par Lacouture] se veut un mode d’agir », plutôt qu’une publication rigoureuse34. En effet, Lacouture prétendait toujours que c’était des idéologues occidentaux qui « [semaient] la mort au nom d’un vert paradis à venir » au Cambodge35. Toutefois, il nota que le foisonnement de témoignages suffisait à lui seul pour reconnaître la réalité de la crise36.

Une nouvelle image

La crise humanitaire en Asie du Sud-Est s’aggrava encore plus. En novembre 1978, l’incident du Hai Hong fit la une des journaux occidentaux37. Un cargo transportant des réfugiés ne parvenait pas à les débarquer dans la région. L’opinion publique s’émut du sort de ces boat people et se préoccupa de plus en plus de la situation au Cambodge et au Vietnam. Un mois après cet incident, le Vietnam commença son invasion du Cambodge pour l’occuper pendant près de dix ans. Désormais, les médias n’avaient plus aucun doute sur la gravité de la situation. Mais ces nouvelles circonstances soulevèrent un véritable paradoxe pour les intellectuels français qui avaient investi tant d’espoir dans la révolution.

Julien Besançon montre une carte du Sud-Est asiatique continental. « L’invasion du Cambodge », (L’événement, 11 janvier 1979), http://www.ina.fr/video/CAA7900168701.
« Le gouvernement vietnamien affirme que ce sont les Cambodgiens qui les premiers ont attaqué les positions vietnamiennes. » « Interview ambassadeur Vietnam », (Le Journal A2 20H, 3 janvier 1978), https:///www.ina.fr/video/CAB7800024001/interview-ambassadeur-vietnam-video.html.
Patrick Poivre d'Arvor décrit une carte militaire vietnamienne « qui montre les points de pénétration des troupes cambodgiennes », environ 100 km à l'est de Phnom Penh et 60 km au nord-ouest de Hô Chi Minh-Ville. « Interview ambassadeur Vietnam ».
Patrick Poivre d'Arvor décrit une carte militaire vietnamienne « qui montre les points de pénétration des troupes cambodgiennes », environ 100 km à l'est de Phnom Penh et 60 km au nord-ouest de Hô Chi Minh-Ville. « Interview ambassadeur Vietnam ».

Les révélations d’atrocités commises contre les Cambodgiens ternissaient l’image des Khmers rouges. De même, l’invasion militaire révélait une image négative du Vietnam. Phnom Penh et Hanoï ne représentaient plus des mouvements nationalistes victorieux d’une interférence étrangère, mais des régimes oppressifs en soi. Dès 1978, les médias vietnamiens relataient constamment les atrocités cambodgiennes décrites par des réfugiés fuyant les Khmers rouges38. Cette fois-ci, les intellectuels français critiquèrent Hanoï. Selon eux, le Vietnam tirait un profit de la crise humanitaire en utilisant les réfugiés « à des fins de propagande idéologique39 ». De plus, Hanoï mit en place un gouvernement qui lui était amical à Phnom Penh. Le Vietnam se présentait comme le sauveur du Cambodge et affirmait qu’il n’avait aucune aspiration à l’influence sur celui-ci40. Mais en réalité, après mille ans de combats avec le Cambodge, le Vietnam semblait toujours être son « irréductible ennemi41 ». Ainsi, les nouvelles circonstances conduisirent à un changement des perceptions, amenant à nouveau les intellectuels français vers une plus grande désillusion envers le communisme en Indochine.

Avec cette nouvelle compréhension, la question du génocide au Cambodge redevint d’actualité. En 1977, Ponchaud avait estimé un strict minimum d’un million de morts sur base des témoignages qu’il avait recueillis, ce qui était controversé42. Lors de la parution de Cambodge année zéro, certains avaient traité Ponchaud de « curé réactionnaire43 ». Mais après l’incident du Hai Hong et l’invasion par le Vietnam, les médias français acceptaient généralement qu’environ trois millions de personnes avaient été tuées44. À la télévision française, les atrocités des Khmers rouges furent représentées comme une évidence45. C’était un véritable contraste par rapport aux années précédentes.

L’occupation vietnamienne comportait plusieurs enjeux différents, dont son association aux affaires khmères rouges46. Dans une certaine mesure, elle vint confirmer et s’ajouter au génocide cambodgien. En effet, la question du génocide ne portait pas uniquement sur les torts qu’avait subis la population cambodgienne. Elle touchait également à la justification de l’occupation. « Si conflit il y a eu sur la reconnaissance d’un génocide sous le régime des Khmers rouges, ce conflit fut rapidement lié ensuite à la situation que connaissait le Cambodge sous l’occupation vietnamienne47. » Selon Ponchaud, l’occupation constituait un second volet du génocide48. C’est pour cette raison que le prêtre refusa de rééditer son livre : le Vietnam risquait de l’utiliser comme propagande en sa faveur49. À l’encontre, Jean Lacouture demanda « s’il y a pu y avoir vraiment, actuellement, une volonté systématique de génocide organisé de la part des Vietnamiens50 ». Néanmoins, la violence du régime des Khmers rouges et de l’invasion vietnamienne était maintenant connue. Elle n’était pas plus excusable que la violence des puissances impériales. En fin de compte, le Vietnam et le Cambodge, dans leur quête de domination régionale, n’étaient pas si différents d’un Occident colonialiste et impérialiste. La tendance postcoloniale qui avait produit une vision trop idéaliste risquait maintenant de renforcer les intérêts du Vietnam. En voulant compenser le biais colonial, les intellectuels français étaient allés trop loin. À nouveau, ils étaient passés à côté de la réalité en Indochine.

Conclusion

Couverture du livre L'île de lumière par Bernard Kouchner.

La crise indochinoise a entraîné un changement des perceptions chez les intellectuels français entre 1976 et 1980. Il est possible d’en tirer trois conclusions. Premièrement, ces intellectuels répondaient à un dilemme lié au choix des sources et leur interprétation. Contrairement à l’idée selon laquelle la crise avait uniquement divisé la gauche pour des raisons politiques, cet événement confronta également les experts en sciences humaines. Lorsqu’ils constatèrent un biais au sein des sources autochtones, les intellectuels français se sont trouvés à la dérive.

Pendant longtemps, la gauche dénonçait l’impérialisme américain. Les victoires des communistes au Cambodge et au Vietnam avaient servi à soutenir cet argument51. Cependant, il semblait clair qu’une orientation idéologique chez certains intellectuels français guidait leur choix et leur interprétation des sources. Les intellectuels français se sont rendu compte qu’ils héritaient « d’un temps idéologique où le fait, la réalité, le terrain étaient dédaignés52. » Après 1979, cette impasse fut traduite en activisme favorisant l’aide humanitaire53. Bernard Kouchner, entre autres, exhorta les intellectuels et les politiciens à l’action concrète54.

Il est également intéressant de comparer le cheminement intellectuel de cette gauche française à celui du monde anglo-saxon. Le monde intellectuel anglo-saxon dénonçait lui aussi le biais colonial des sources et du savoir55. Aux États-Unis, une interprétation orthodoxe de la Guerre du Vietnam, selon laquelle cette guerre était une grave erreur, prévalait dans les années 197056. Il semblait évident que le courant orthodoxe fasse preuve d’un certain scepticisme par rapport à la couverture médiatique du Cambodge57. À l’exception de quelques comptes rendus sommaires, il y eut très peu de discussion sur le livre de Ponchaud aux États-Unis58. En contraste, Cambodge année zéro fut la source de plusieurs débats en France. La crise indochinoise avait confronté les intellectuels français à un nouveau paradoxe, représentant une profonde « crise de conscience59 ». Les intellectuels français remirent en question un biais colonial premièrement, puis un biais postcolonial. Aucune source occidentale ou autochtone ne devrait échapper à la critique.

References

  1. François Hourmant, « Sous le signe des droits de l’homme et de la démocratie », dans Le désenchantement des clercs : Figures de l’intellectuel dans l’après-Mai 68, Nouvelle édition [en ligne] (Rennes: Presses universitaires de Rennes, 1997), 169‑99, http://books.openedition.org/pur/24609. Voir le livre de Bernard Kouchner, qui décrit la mise en œuvre de son projet humanitaire : Bernard Kouchner, L’île de lumière (Paris: Ramsay, 1980). Voir aussi : Phi-Vân Nguyen, « L’Incident du Hai Hong », Histoire des Boat People, 2020, https://boatpeoplehistory.com/fr/rssfr/chronologie/hai-hong/.
  2. Selon François Hourmant, les discours relatifs au Vietnam et au Cambodge s’inscrivent dans une évolution de la gauche française : Hourmant, « Sous le signe des droits de l’homme et de la démocratie ». Voir aussi John Broucke, qui souligne l’hostilité envers l’intervention occidentale : John Broucke. « Une rencontre transatlantique : Les Viêt-Nam nés du mouvement anti-guerre en France et aux États-Unis ». Université du Québec à Montréal, 2015. https://archipel.uqam.ca/7714/1/M13911.pdf.
  3. Matthew Connelly, A Diplomatic Revolution: Algeria’s Fight for Independence and the Origins of the Post-Cold War Era (USA - OSO: Oxford University Press, 2002). 277. Pierre Journoud, De Gaulle et le Vietnam (1945-1969) (Paris: Tallandier, 2011). 227. Frédéric Turpin, « La France et ses colonies », Pouvoirs 174, no 3 (2020): 39‑51, https://doi.org/10.3917/pouv.174.0039.
  4. Christopher E. Goscha, « Le discours de Phnom Penh », dans L’histoire de France vue d’ailleurs, éd. par Jean Noël Jeanneney et Jeanne Guérout (Paris: Les Arènes, 2016), 556‑69.
  5. Bonnaud et al., « Table ronde : Retour sur la guerre d’Algérie », Esprit 10, no 417 (octobre 1972). 409.
  6. Bonnaud et al., « Table ronde : Retour sur la guerre d’Algérie ». 409.
  7. Bonnaud et al., « Table ronde : Retour sur la guerre d’Algérie ». 409.
  8. Claude Liauzu, « Le tiersmondisme des intellectuels en accusation : Le sens d’une trajectoire », Vingtième Siècle : Revue d’histoire 12 (1986): 73‑80.
  9. Voir Frances FitzGerald et Phillip Catton : Frances FitzGerald, Fire in the Lake: the Vietnamese and the Americans in Vietnam (Boston: Little, Brown, 1972). Phillip E. Catton, « Refighting Vietnam in the History Books: The Historiography of the War », OAH Magazine of History 18, no 5 (octobre 2004): 7-11.
  10. Jacques Chancel et Jean Lacouture, « Jean Lacouture », Radioscopie (Radio France, 8 avril 1980), https://madelen.ina.fr/programme/jean-lacouture.
  11. Georges Boudarel, « Vietnam: Les conditions politiques d’une victoire militaire », Esprit, no 448 (7/8) (1975). 133. Voir aussi : Edwards M. Kathryn, « Traître au colonialisme? The Georges Boudarel Affair and the Memory of the Indochina War », French Colonial History, Michigan State University Press, 11 (2010): 193 209.
  12. Jean-Marie Domenach, « Idéologie et marxisme », Esprit 9, no 449 (septembre 1975). 197.
  13. Hourmant, « Sous le signe des droits de l’homme et de la démocratie ».
  14. Alexandre Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag (Seuil, 1974).
  15. Jean-Marie Domenach, « Indochine : Fin et commencement », Esprit 6, no 447 (Juin 1975). 1015.
  16. Domenach, « Indochine : Fin et commencement ». 1015.
  17. Voir David Chandler et Ben Kiernan : David P. Chandler, A History of Cambodia, 4e éd. (Boulder, Colo: Westview Press, 2008). Ben Kiernan, The Pol Pot Regime: Race, Power, and Genocide in Cambodia Under the Khmer Rouge, 1975-79 (Yale University Press, 1996).
  18. Domenach, « Indochine : Fin et commencement ». 1017.
  19. Raphaëlle Bacqué, « Le jour où... « Le Monde » salue l’arrivée des Khmers rouges », Le Monde, 24 juillet 2014, https://www.lemonde.fr/festival/article/2014/07/24/le-jour-ou-le-monde-salue-l-arrivee-des-khmers-rouges_4461932_4415198.html.
  20. François Ponchaud, « I. - Un travail gigantesque », Le Monde.fr, 17 février 1976, https://www.lemonde.fr/archives/article/1976/02/17/i-un-travail-gigantesque_2959927_1819218.html; François Ponchaud, « II. - Un nouveau type d’homme », Le Monde.fr, 18 février 1976, https://www.lemonde.fr/archives/article/1976/02/18/ii-un-nouveau-type-d-homme_2960344_1819218.html.
  21. Bacqué, « Le jour où... « Le Monde » salue l’arrivée des Khmers rouges ».
  22. Patrick Clément, « Médecins français revenant du Cambodge », Institut National de l’Audiovisuel (Satellite, 15 mai 1975), http://www.ina.fr/video/CAA85102844.
  23. Michel Badaire, « Photos Cambodge », Institut National de l’Audiovisuel (TF1 Actualités 20H, 19 avril 1976), http://www.ina.fr/video/CAA7600653601. Jean François Chauvel, « Cambodge », Institut National de l’Audiovisuel (Le Journal A2 20H, 1 juin 1976), http://www.ina.fr/video/CAB7600737001.
  24. Ponchaud, « I. - Un travail gigantesque ».
  25. Ponchaud, « I. - Un travail gigantesque ».
  26. Ponchaud, Cambodge année zéro (Paris: Julliard, 1977). 97.
  27. Serge Misrai, « Réfugié cambodgien », Institut National de l’Audiovisuel (Antenne 2 Le Journal de 20H, 17 avril 1977), http://www.ina.fr/video/CAB7700581701.
  28. Misrai, « Réfugié cambodgien ».
  29. Ponchaud, Cambodge année zéro. 230.
  30. Hourmant, « Sous le signe des droits de l’homme et de la démocratie ».
  31. Misrai, « Réfugié cambodgien ».
  32. Jacques Poitevin, « Voir le Cambodge », Esprit, no 18 (6) (1978). 110.
  33. Jacques Julliard, « Un an avant », Esprit 2, no 2 (Février 1977). 182.
  34. Ceci s’explique par le fait que l’article s’appuyait sur des citations inexactes, que Lacouture dut corriger par la suite. Hourmant, « Sous le signe des droits de l’homme et de la démocratie ». Voir aussi Jean Lacouture, « Cambodia: Corrections », The New York Review of Books, 26 mai 1977, https://www-nybooks-com.uml.idm.oclc.org/articles/1977/05/26/cambodia-corrections/?printpage=true. Mais selon Paul Thibaud, les détails importent moins, car « les victimes sont un peu pressées ». Paul Thibaud, « Le Cambodge, les droits de l’homme et l’opinion internationale », Esprit 9, no 45 (septembre 1980). 112. Voir aussi Serge Thion, qui reprend l’article par Jean Lacouture publié en 1977 : Serge Thion, « Le Cambodge, la presse et ses bêtes noires », Esprit 9, nᵒ 45 (septembre 1980): 95‑111.
  35. Jean Lacouture, « La démence cambodgienne », Le Nouvel Observateur, no 14 (février 1977). 29.
  36. Jean Lacouture, Survive le peuple cambodgien ! (Paris: Seuil, 1978). 80. Même si le Cambodge était isolé sur le plan international : Marie-Gabrielle Guérard, « Cambodge-Chili : Une nouvelle forme d’information télévisée », Esprit 6, no 18 (1978). 108.
  37. Nguyen, « L’Incident du Hai Hong ».
  38. Roland-Pierre Paringaux, « Près de deux cent mille Cambodgiens se seraient réfugiés au Vietnam », Le Monde, 31 mars 1978, https://www.lemonde.fr/archives/article/1978/03/31/pres-de-deux-cent-mille-cambodgiens-se-seraient-refugies-au-vietnam_2982948_1819218.html.
  39. Roland-Pierre Paringaux, « Le Sud-Est asiatique malade de ses réfugiés », Le Monde, 17 juin 1978, https://www.lemonde.fr/archives/article/1978/06/17/le-sud-est-asiatique-malade-de-ses-refugies_2974382_1819218.html.
  40. Paul Nahon, « Interview ambassadeur Vietnam », Institut National de l’Audiovisuel (Le Journal A2 20H, 3 janvier 1978), https://www.ina.fr/video/CAB7800024001/interview-ambassadeur-vietnam-video.html.
  41. Pierre Mari, « Vive le Viêtnam génocide », Esprit 12, no 36 (Décembre 1979): 163‑64.
  42. Chancel et Ponchaud, « François Ponchaud ».
  43. Jacques Bureau et al., « Tiers-monde et informations », Esprit 1, no 37 (janvier 1980). 88.
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  45. Edouard Lor, « Cambodge », Institut National de l’Audiovisuel (A2 Le Journal 20H, 11 octobre 1979), https://www.ina.fr/video/CAB7901775601/cambodge-video.html.
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