COMPRENDRE LA CRISE DES RÉFUGIÉS EN ASIE DU SUD-EST

par  PHI-VÂN NGUYEN

traduction libre par  SIMON BOILY

décembre 2019


Lors des années 1970, l’Asie du Sud-Est faisait face à de graves bouleversements. Des millions de personnes déplacées ont dû refaire leur vie au Laos, au Vietnam et au Cambodge. Des centaines de milliers d’autres ont traversé des frontières pour trouver un asile. Cependant, les pays avoisinants, notamment la Thaïlande et la Malaisie, ne voulaient pas les accueillir. Ils ont donc repoussé ces personnes. Pendant ce temps, la communauté internationale commença à accueillir des réfugiés et exhorta les gouvernements et les organisations internationales à les protéger. C’était ce que les gens commençaient à appeler, à l’époque, la crise des “boat people.” En fin de compte, les états trouvèrent une solution. Les réfugiés passèrent par des camps de transit en Asie du Sud-Est avant de s’établir dans un pays tiers. Qu’est-ce qui amena les états à créer ce système complexe de protection des réfugiés ? Nous nous référons souvent aux normes légales lorsque nous cherchons à comprendre la protection des réfugiés. Ce projet de recherche se sert d’un cadre analytique plus élargi. Il analyse la crise à travers trois approches : les enjeux politiques de la protection des réfugiés, le rôle des représentations et l’impact des conflits armés.

Les trois dimensions du problème des réfugiés

Les politiques d’immigration et les normes légales sont les premières à nous venir en tête lorsque nous essayons de comprendre la protection des réfugiés. Leur définition de la protection des réfugiés fournit plusieurs réponses. Qui sont les réfugiés ? Pourquoi sont-ils des gens vulnérables qui méritent un asile ? Dans quelle situation se trouvent-ils ? Et, quelles sont les circonstances nécessaires pour obtenir l’asile ? La convention de 1951 relative au statut des réfugiés est devenue un standard important au niveau international. Son premier article définit un réfugié comme une “personne incapable ou réticente de retourner à leur pays d’origine craignant avec raison de se faire persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité ou de son appartenance à un groupe social particulier.”1,2

Les trois dimensions de la protection des réfugiés

LES DIMENSIONS LÉGALES comprennent les conventions internationales, les lois sur l’immigration ou la jurisprudence.

LES DIMENSIONS POLITIQUES prennent en considération la politique internationale, les politiques gouvernementales, les budgets et les programmes.

LES DIMENSIONS CULTURELLES concernent les perspectives publiques et la mobilisation des acteurs non étatiques.

Cependant, ces considérations juridiques nous informent peu en soi, sur l’efficacité de la protection des réfugiés. En effet, les contextes culturels et politiques jouent un rôle important. Le contexte politique a un impact majeur sur l’efficacité de la protection des réfugiés. Les membres du parlement, par exemple, peuvent créer et amender des politiques migratoires existantes. Les gouvernements fixent des objectifs, déterminent des quotas d’asile et établissent des programmes d’accueil. Les états choisissent un budget, les ressources et le personnel à affecter à une crise humanitaire particulière. L’argent rend la protection effective et c’est la politique qui est au contrôle des dépenses publiques.

Les dimensions culturelles ne sont pas moins importantes. Les réfugiés peuvent remplir tous les critères légaux et néanmoins devenir un problème politique pour le gouvernement ou la population locale. Certains peuvent contester l’idée que les réfugiés sont des personnes vulnérables méritant une protection. Les représentations médiatiques, les institutions religieuses, les organismes de charité et d’autres organisations façonnent également ces représentations. Elles font du lobbying afin de promouvoir la protection des réfugiés. Elles peuvent aussi inspirer une stigmatisation ou une discrimination. Dans ce cas, les réfugiés ont réchappé à un danger dans leur pays d’origine, mais ils font face à de nouvelles menaces dans leur pays d’accueil.

Comment ces trois dimensions interagissent les unes avec les autres ? Comment, quand et pourquoi se renforcent-elles ou s’annulent-elles ? Ce projet de recherche se sert de ces trois dimensions afin de comprendre la crise des réfugiés de l’Asie du Sud-Est entre 1975 et 1995.

Choisir les mots justes : réfugiés, migrants ou “boat people”

Chaque dimension souligne l’importance des perspectives et des mots que nous choisissons afin de catégoriser la population déplacée. Afin de reconnaître le statut de réfugié, il faut premièrement s’accorder sur une lecture d’une situation particulière. Les mots que nous utilisons afin de définir une crise humanitaire sont donc d’une importance primordiale.

Un “réfugié” est une personne qui fuit une situation dangereuse.3 Se référer à la même personne, mais en utilisant le terme “migrant” détourne l’attention du danger à la source du déplacement. Si l’on considère cette personne comme un “immigrant,” on va plus loin encore, en plaçant l’accent sur les facteurs qui ont attiré cette personne à la société d’accueil.4 

Employer le terme “boat people” est tout autant problématique. Cela suppose que ces deux concepts, “boat people” et “réfugiés” peuvent être utilisés de manière interchangeable. Les deux termes ont cependant, des connotations différentes. Un “réfugié” fait référence à une personne qui fuit une situation dangereuse. “Boat people” ou “land people” n’exprime pas la raison du départ et se concentre au contraire, sur les moyens de transport. Le terme “boat people” provient des années 1950 lorsque l’on faisait référence à la population clandestine vivant sur des bateaux à Hong Kong. Ce n’est qu’en 1976 que les gens se sont mis à utiliser le terme “boat people” pour parler des Vietnamiens fuyant leur pays pour atteindre d’autres rivages à travers la région. Les agents d’immigration s’en servaient afin de distinguer entre les “cas de terre” et les “cas de mer.”5 Pour les reporters, ce terme leur servait à décrire l’épreuve que traversait ces gens à la dérive.6 Aussi, comme l’indique le spécialiste de droit international Martin Tsamenyi, l’expression permettait à certains états de faire référence à ces personnes sans avoir à reconnaître leur statut de réfugié.7

L’usage politique de la protection des réfugiés

Même l’expression “réfugié” peut être ambiguë. Elle fait référence à des étrangers vulnérables qui recherchent l’asile parce qu’ils craignent, avec raison, d’être victimes de persécution en provenance de leur pays d’origine. Reconnaître une telle situation nécessite l’identification d’une victime et d’une source de persécution. C’est pourquoi nous devons de considérer les enjeux politiques de la protection des réfugiés. Les états qui ont rédigé la convention de 1951 l’on fait avec plusieurs objectifs en tête.8 Elle s’appliquait aux personnes déplacées par les évènements qui s’étaient déroulés en Europe avant 1951 afin de limiter le nombre de cas possible au monde occidental. Contrairement à d’autres conventions, elle donna un pouvoir discrétionnaire aux états, plutôt qu’un droit universel aux individus. La protection des réfugiés est devenue un  instrument au service des intérêts politiques de l’état.9 Puisqu’un réfugié devait se trouver à l’extérieur de son pays d’origine, sa protection sous-entendait une réalité importante sur le contexte de son départ : les autorités politiques de son pays d’origine étaient elles-mêmes à la source des persécutions ou elles avaient été incapables de protéger leur citoyen.

Le fait qu’une personne doit craindre “avec raison” nous laisse penser qu’il doit y avoir un consensus par rapport à ce qui constitue un danger dans le passé, une des manières d’identification d’une telle menace découlait d’un effort délibéré visant à représenter la source de cette menace sous une forme déshumanisante. Ce qui était perçu comme une menace était donc le résultat de propagande. L’image de milliers de personnes fuyants l’avancée des troupes allemandes lors de la Première Guerre mondiale était une manière efficace de représenter de manière indirecte ce qui les poussait à partir : les atrocités allemandes en Belgique.10 Les états belligérants n’étaient pas les seuls à représenter l’exode de cette manière. Les personnalités du monde culturel, les journalistes, les romanciers et les artistes façonnèrent également les représentations populaires des réfugiés. Ces derniers devinrent la preuve vivante de la menace que représentait l’ennemi.

Les perceptions contradictoires du déplacement

Certains chercheurs ont étudié comment la définition du réfugié s’ajuste aux exigences des politiques,11 à certains critères gouvernementaux, sociaux et culturels,12 ou la manière dont la jurisprudence a  disputé la notion d’une crainte “avec raison” [well founded fear].13 Plusieurs études ont aussi démontré que les représentations des personnes déplacées changeaient, tout comme le discours, en fonction du contexte.14 Mais, comment et pourquoi ces multiples représentations des personnes déplacées fonctionnent ensemble ? Sont-elles en conflit ou se renforcent-elles les unes les autres ? 

CE QUI SUIT


References

  1. Convention relative au statut des réfugiés, 1951, https://www.unhcr.org/fr/4b14f4a62
  2. Note du traducteur, la version anglaise de la convention utilise un langage propre à elle-même qu’il vaut d’analyser. Il faut identifier l'ambiguïté dans l’affirmation, elle est présentée différemment dans les deux langues.
  3. Comme l’indique Susanne Lachenicht, le premier usage de ce mot en anglais fait référence à des protestants français fuyant la persécution. Les cas antérieurs de mouvement de réfugiés utilisent les mots “exiled” ou “refuged” en anglais, c’est-à-dire “se réfugier” ou “to seek asylum.” Un terme qui apparaît en français tôt au quinzième siècle. Lachenicht, Susanne. “Refugees and Refugee Protection in the Early Modern Period.” Journal of Refugee Studies 30, no. 2 (2016), note de bas de page 1, p. 277.
  4. un bon exemple de l'ambiguïté entre l’usage des termes réfugiés et immigrants se trouve ici https://boatpeoplehistory.com/rp/media-repr/gm/
  5. Mike Molloy a interviewé Tove Bording, une agente d’immigration à Singapour entre 1975 et 1977, qui pensait avoir inventé le terme afin de distinguer entre les cas de mer et les cas de terre. La date du rapport où cette distinction aurait été effectuée demeure cependant inconnue. Molloy, M.J., Duchinsky, P., Jensen, K. F., & Shalka, R. (2017). Running on empty, Canada and the Indochinese Refugees, 1975-1980. Montréal: McGill University Press, p. 189. Voir aussi Molloy, M. J. (2014). Obituary. The Canadian Immigrations Historical Society Bulletin, 71, 11.
  6. Une recherche rapide des archives de périodiques démontre qu’il apparut au Los Angeles Times le 13 juin 1976 pour parler des réfugiés en Thaïlande et au Vietnam.
  7. Tsamenyi, M. (1983), ‘The “Boat People”: Are They Refugees?’, Human Rights Quarterly, 5 348–73.
  8. Goodwin-Gill, Guy. “The Politics of Refugee Protection.” Refugee Survey Quarterly 27, no. 1 (2008): 8–23.
  9. Voir par exemple Zolberg, A., A. Suhrke, and S. Aguayo (1989), Escape From Violence: Conflict and the Refugee Crisis in the Developing World, New York: Oxford University Press, Soguk, N. (1999), States and Strangers, Refugees and Displacement of Statecraft, Minneapolis: University of Minnesota Press. Haddad, E. (2008), The Refugee in International Society, Between Sovereigns, Cambridge: Cambridge University Press, Madokoro, L. (2016), Elusive Refuge, Chinese Migrants in the Cold War, Cambridge: Harvard University Press, Akoka, Karen. “Crise Des Réfugiés, Ou Des Politiques D’asile ?” La Vie des idées (2016): Accessed 20 août 2020, https://laviedesidees.fr/Crise-des-refugies-ou-des-politiques-d-asile.html.
  10. Voir Horne, John, et Alan Kramer. German Atrocities, 1914: A History of Denial. New Haven: Yale University Press, 2002, et Puseigle, Pierre. “”A Wave on to Our Shores”: The Exiles and Resettlement of Refugees form the Western Front, 1914–1918.” European Journal of East Asian Studies 16, no. 4 (2007): 427–44.
  11. Bakewell, Oliver. “Research Beyond the Categories: The Importance of Policy Irrelevant Research into Forced Migration.” Journal of Refugee Studies 21, no. 4 (2008): 432–53.
  12. Zetter, Roger. “Labelling Refugees: Forming and Transforming a Bureaucratic Identity.” Journal of Refugee Studies 4, no. 1 (1991): 39–62, Zetter, Roger. “More Labels, Fewer Refugees: Remaking the Refugee Label in an Era of Globalization.” Journal of Refugee Studies 20, no. 2 (2007): 172–92.
  13. Hyndman, Patricia. “The 1951 Convention Definition of Refugee: An Appraisal With Particular Reference to the Case of Sri Lankan Tamil Applicants.” Human Rights Quarterly 9 (1987): 49–73.
  14. Fiddian-Qasmiyeh, Elena. “Representing Sahrawi Refugees’ “Educational Displacement” to Cuba: Self-Sufficient Agents or Manipulated Victims in Conflict?” Journal of Refugee Studies 22, no. 3 (2009): 323–50.